Le handicap – un mal-pensé des politiques publiques

Contribution de Audrey Hénocque : première adjointe à la ville de Lyon, en charge des finances, de la commande publique et des grands événements.

D’où parle l’autrice

Je suis handicapée et me considère « handie ». J’ai aussi conscience de ne pas être la plus représentative du cumul de pertes de chance subies par la majorité de personnes handicapées. En effet, pour diverses raisons, j’ai un niveau d’éducation, une expérience professionnelle et une confiance en moi qui m’ont laissé penser que je pourrais légitimement intégrer l’exécutif de la ville de Lyon en cas de victoire aux élections municipales de 2020. Dans ma situation, le fait d’être en fauteuil roulant avec une compétence de gestionnaire reconnue (haute-fonctionnaire territoriale), a pu être un atout dans l’attribution de la fonction de première adjointe de la ville de Lyon. Je suis donc plutôt un contre-exemple de l’accès aux fonctions électives habituellement semé d’embûches pour une personne handicapée, que je décris dans l’article.

Toutefois, l’étape de l’élection (de liste) passée, je suis aujourd’hui confrontée à un monde politique qui ne s’adapte pas aux spécificités que peuvent porter certain.es élu.es. Une illustration est le manque d’accessibilité des lieux de pouvoir. Ma place est plus souvent dictée par ma condition physique que par mes fonctions. Ainsi je suis généralement placée en marge de la tribune officielle pour un match comme pour un spectacle car les personnes les plus importantes (qui sont aussi à mobilité non réduite) sont au milieu des gradins. Il m’est difficile de participer aux discussions informelles ou me déplacer comme je le souhaite pour aller voir telle ou telle personne en salle du conseil par exemple.

Du fait de ma tétraplégie, j’ai besoin d’aide humaine pour me lever, me préparer le matin, me coucher ou me déplacer notamment. Ceci fait que pour un séjour hors de Lyon dans le cadre de mon mandat, le coût de déplacement, d’hébergement et le salaire d’un auxiliaire de vie doit être financé. La loi actuelle est très restrictive avec un plafond trop faible pour couvrir la réalité des frais.

Comme je dois malheureusement le faire depuis que je suis handicapée, j’ai anticipé la manière de m’adapter (partiellement) à ces difficultés à la fois en choisissant une délégation avec peu de représentations le soir et de déplacements, mais également parce que je savais le Maire de Lyon prêt à soutenir les aménagements et compensations dont j’ai besoin pour exercer pleinement mon mandat hors dispositif légal.

Par mon mandat, je ne m’occupe pas directement de la thématique du handicap, mais j’observe indirectement les décisions et non-décisions locales comme nationales qui oublient les personnes handicapées ou ont un impact négatif sur elles. Ainsi depuis quelques mois je prends de plus en plus conscience à quel point notre société exclut les personnes handicapées et que c’est un leurre de tenter individuellement de s’y adapter. Au contraire, c’est collectivement que les personnes handicapées doivent rentrer dans le combat politique au sens large et créer un rapport de force pour obtenir l’effectivité de leurs droits fondamentaux.

Le 4 mars 2022, la ville de Lyon organisait une commission générale intitulée « Comprendre et combattre le validisme : pour une véritable politique d’égalité »1. Parmi les intervenantes, Fabienne Jégu, déléguée au handicap auprès de la Défenseure des droits, a expliqué que le corpus législatif français ne respecte pas la Convention Internationale des Droits des Personnes Handicapées de l’Organisation des Nations Unies. Et, lorsqu’une loi s’y conforme, elle n’est souvent pas appliquée. En effet, l’ONU demande à ce que les 12 à 15% de personnes handicapées de nos sociétés aient les mêmes droits fondamentaux que les autres personnes, résumés en trois combats :

1) L’accessibilité universelle. Les établissements français, publics comme privés, recevant du public devraient tous être accessibles depuis 20152. Faire les magasins ou se restaurer en centre-ville permet de se rendre compte que la loi est allègrement bafouée.

2) La vie autonome : que les personnes handicapées puissent vivre où elles le souhaitent, entourées des personnes qu’elles choisissent. La France bat tous les records d’institutionnalisation des personnes handicapées. Beaucoup sont enfermées dans des institutions spécialisées au lieu de pouvoir vivre dans un logement ordinaire avec les aides humaines et techniques dont elles ont besoin.

3) La représentation des personnes handicapées par elles-mêmes, résumée par le slogan militant « Jamais rien sur nous, sans nous », tandis qu’en France, la parole des personnes handicapées est confisquée par les institutions gestionnaires d’établissements médico-sociaux.

Pourquoi, dans la patrie des Droits de l’Homme, une des premières puissances du monde, les personnes handicapées sont-elles discriminées et ségréguées à ce point ?

Dans le champ de la décision politique, nous constatons deux problèmes entremêlés : il y a trop peu de personnes handicapées parmi les décideurs et la classe politique ne connaît pas les besoins et aspirations des personnes handicapées.

Pour chacun de ces deux points, cet article expose les difficultés et solutions à mettre en place.

La sous-représentation des personnes handicapées dans la vie politique

Trois causes principales expliquent la sous-représentation des personnes handicapées dans la classe politique.

Premièrement, les multiples discriminations rencontrées au quotidien et à tous les âges de la vie freinent l’entrée dans la sphère politique : niveau d’éducation, ressources financières, capital culturel et social en moyenne plus faibles. Ces obstacles cumulés poussent les personnes handicapées à s’auto-exclure d’une potentielle carrière politique. À cela s’ajoute la discrimination directe des partis politiques. Ces derniers sélectionnent rarement des militant.es handicapé.es comme candidat.e ou tête de liste, car ils supposent que les électeur.trices ne voteront pas pour elles ou eux.

Le deuxième obstacle est le fonctionnement du monde politique lui-même, archétype du milieu pensé par les hommes valides pour les hommes valides3. Faire campagne pour se présenter à une élection, puis exercer un mandat électoral, local comme national, repose sur :

– Des codes comportementaux virilistes : confiance et affirmation de soi, combativité, renforcement de l’entre-soi, etc.

– Des pratiques exigeantes qui excluent une grande partie de la population : réunions tardives voire nocturnes, délibérations très longues, lieux de pouvoir inaccessibles, nombreux déplacements parfois immédiats, décisions dans des moments informels, etc.

Ainsi, le rythme de la vie politique, telle que pratiquée actuellement, est excluant pour les personnes ne disposant pas d’une grande disponibilité pour des raisons économiques, médicales ou familiales. Ces difficultés sont accrues pour les personnes handicapées, qui peuvent également être femme, précaire et/ou en situation de monoparentalité.

À cette discrimination systémique et ce milieu « non accueillant », voire hostile, une troisième barrière dissuade définitivement les personnes handicapées : l’absence quasi totale de compensation du handicap pour faire campagne électorale et exercer un mandat.

Odile Maurin et moi, toutes deux élues et handicapées, avons exposé dans une tribune4 qu’il est impossible pour des élu.es avec une diversité fonctionnelle cognitive, sensorielle ou motrice de proposer, voter des évolutions législatives et de régir les affaires locales lorsque les supports, les lieux et l’organisation des débats, ne sont pas adaptés à leurs besoins. La loi permet pourtant à chaque citoyen de pouvoir se présenter à des fonctions politiques.

Les solutions viendront d’un engrenage vertueux : c’est une meilleure intégration – par application des principes présentés en introduction – qui permettra aux personnes handicapées de devenir des citoyen.nes à part entière, acteurs et actrices de la société et de la vie politique. Quant aux habitus du monde politique qui sont peu compatibles avec le handicap, espérons que le rajeunissement des élu.es et qu’une plus grande diversité dans leurs profils engendreront un fonctionnement plus ouvert à toutes et à tous.

Pour accélérer cette évolution, une première mesure très simple doit être prise à court terme : adopter une loi créant un droit national efficace pour la compensation du handicap dans les fonctions politiques. Il suffit de s’inspirer du système mis en place depuis de nombreuses années dans le monde du travail : un fonds dédié qui finance auprès des instituts de formation et des employeurs les aménagements nécessaires dont la personne handicapée a besoin pour exprimer son potentiel (transport adapté, aménagement du poste de travail, auxiliaires de vie professionnelle, etc.)

Sans cela, les personnes handicapées élues n’ont qu’un rôle de figuration car, quand elles arrivent à faire campagne sans compensation, elles n’ont pas les moyens d’exercer réellement leur mandat, ou doivent négocier avec leur exécutif dans une situation inconfortable et non égalitaire sur le territoire.

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J’ai ébauché ici des pistes pour une meilleure représentativité des personnes handicapées dans la sphère de la décision politique, dont la plus opérante est une compensation réelle et effective du handicap. Si cela est indispensable pour des raisons d’équité, ce n’est pas suffisant. En effet, les personnes handicapées restent une minorité et il convient que ceux et celles qui composent la majorité deviennent leur.es allié.es. Or, nous en sommes très loin car les décideurs politiques n’échappent pas au validisme, très ancré dans la culture française. Ainsi, le handicap n’est pas un impensé, mais plutôt un « mal-pensé » de politiques publiques qui renforcent souvent les difficultés vécues par les personnes concernées.

La méconnaissance des enjeux réels et les aspirations des personnes handicapées par les décideurs politiques

Après la commission organisée par la ville de Lyon sur la lutte contre le validisme citée en introduction, j’ai entendu une conseillère municipale dire : « Les propos entendus m’ont bouleversée : c’est comme lire un rapport du GIEC5 pour la première fois : on se rend compte que les problèmes sont énormes, depuis très longtemps et que l’on ne fait rien ! ».

En effet, en France, le poids de la culture médicale et institutionnelle s’oppose à l’autonomie des personnes handicapées. Les causes et conséquences de cette vision archaïque du handicap sur les individus et sur le collectif sont nombreuses. La notion de « validisme », qui met en lumière l’infériorisation des personnes handicapées, peut se résumer ainsi : elles sont à la fois considérées avec pitié et héroïsées si elles arrivent à se rapprocher de la norme de la personne valide « malgré » leur handicap.

Au niveau sociétal, cela se traduit par de lourdes répercussions sur la manière de mener les politiques publiques, dont voici quelques exemples non exhaustifs :

– L’absence d’accessibilité et les freins à la liberté d’aller et venir que des personnes ne se considérant pas handicapées n’accepteraient pas, comme un ascenseur bloqué pendant plusieurs semaines.

– Des institutions médico-sociales très puissantes dans lesquelles les personnes sont internées de l’enfance jusqu’à la fin de leur vie : instituts médico-éducatifs, foyers de vie, établissements pour personnes handicapées spécialisées selon la pathologie médicale, ESAT, EHPAD, etc.

– La valorisation des ESAT (établissements et services d’aide par le travail) où les personnes handicapées travaillent pourtant avec un salaire bien inférieur au SMIC et sans application du droit du travail. Ils sont la manifestation d’une vision charitable dans laquelle les personnes handicapées seraient « aidées » par le travail, alors qu’en réalité, elles sont captives de la machine médico-sociale qui sélectionne les personnes les plus productives pour des tâches souvent très usantes6.

Très peu d’hommes et de femmes politiques connaissent le handicap et n’imaginent pas que les personnes handicapées puissent avoir les mêmes aspirations que les personnes valides, c’est-à-dire conduire leur vie en autonomie. Siéger aux conseils d’administration d’institutions médico-sociales, être ou connaître des aidants familiaux sont souvent leurs seules approches du handicap. Ainsi, les politiques publiques favorisent l’enfermement des personnes handicapées dans des institutions spécialisées sous couvert de les protéger et de rassurer la famille. Cela se conçoit aisément car il n’existe, en France, pas assez de dispositifs permettant aux personnes handicapées de vivre au sein de la société avec les personnes qu’elles souhaitent7, ce qui est pourtant un droit fondamental.

L’absence de sensibilisation aux droits des personnes handicapées et de formation amène les décideurs politiques à reproduire les erreurs structurelles du passé, voire à revenir en arrière. Par exemple : la loi ELAN qui limite l’accessibilité des logements neufs8 et l’énorme retard de la scolarisation des enfants handicapés dans les écoles ordinaires. L’institutionnalisation se poursuit également via des modalités plus « acceptables » ou mieux markétées : l’«habitat inclusif » au lieu de « foyer de vie » où des personnes handicapées ou âgées sont artificiellement réunies et les assistants « optimisés », les unités d’IME dans des écoles ordinaires, les ESAT « hors les murs » ou autre consommation « handi-responsable », etc.

Les responsables politiques doivent donc déconstruire leurs idées préconçues sur le handicap et s’affranchir des solutions « spécialisées » proposées par les institutions médico-sociales pour « gérer le problème du handicap ». Pour cela, elles doivent entendre le vécu et les propositions des personnes handicapées elles-mêmes.

De même qu’il est nécessaire pour les décideurs de se former sur les causes humaines du dérèglement climatique, les manières de le limiter et de s’y adapter, ces derniers doivent être sensibilisés à la Convention internationale des droits des personnes handicapées notamment pour déconstruire leurs préjugés et certitudes. Cet effort de déconstruction ne doit pas se contenter de simples témoignages de personnes handicapées qui risqueraient de renvoyer le validisme à des difficultés individuelles9 et de nier son caractère politique10 . Afin que la France considère les personnes handicapées comme des citoyen.nes et des usager.es à part entière des différentes politiques publiques, il est nécessaire d’entendre des personnes handicapées ou des allié.es qui ont un propos militant sur le handicap.

Après une telle prise de conscience, les décideurs politiques doivent s’appuyer sur des réflexions scientifiques et universitaires relatives aux différents champs de la vie en société : éducation, monde du travail, urbanisme, vie affective et sexuelle, famille, loisirs, accès à la nature, culture, sport, logement, commerces, etc. À l’instar des pays ayant développé des «disabilities studies », la France doit se doter d’un corpus de réflexion, étayé par les exemples étrangers et l’expérience des personnes handicapées, afin de mener des politiques non-excluantes. Ce champ des sciences humaines et sociales doit être absolument développé et intégrer la formation des fonctionnaires et décideurs politiques pour que les droits des personnes handicapées deviennent effectifs en France.

En conclusion, il est inacceptable qu’en 2023 les personnes handicapées soient isolées et vulnérabilisées, ou doivent déployer une énergie considérable pour tenter de s’adapter à une société qui les exclut et ne se préoccupe que de leurs seuls besoins vitaux. Au-delà des mots creux de ceux et celles qui perpétuent ce système, une véritable volonté de faire évoluer notre société et ses politiques publiques est nécessaire. Tout d’abord, la voix des personnes handicapées doit compter autant que celle des autres. Pour cela, une meilleure représentation des personnes handicapées dans le monde politique nécessite notamment une réelle compensation du handicap pour l’exercice des mandats électifs. Aussi, l’ensemble des lieux de pouvoir, d’expression et de représentation qu’il n’a pas été possible d’évoquer ici, doivent être inclusifs.

L’ensemble des personnes dites non handicapées doivent également devenir des allié.es des personnes handicapées. Elles doivent se mettre à la place des personnes concernées, être à leur écoute et non plus uniquement à celle des associations de parents ou de gestionnaires d’établissements médico-sociaux. Enfin, pour concevoir des politiques publiques qui n’excluent plus les personnes « qui ne sont pas dans la norme », il faut des études, de la documentation, des formations sur les droits des personnes handicapées et de l’accessibilité.

1 https://www.youtube.com/watch?v=egdtmxpaDKQ&list=UUy9dUfcCpT9mdFr4bkRK9vw&index=33

2 Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

3 Nous pourrions ajouter « blancs et plutôt riches ».

4 https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/02/nous-personnes-handicapees-devons-entrer-pleinement-dans-la-representation-politique_6115843_3232.html

5 Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

6 Voir l’ouvrage de Thibault PETIT, Handicap à vendre, Les Arènes Reporters, 2022.

7 NB : Les parents de personnes handicapées ne peuvent légitimement pas souhaiter une vie libre pour leur enfant devenu adulte si la vie autonome à domicile n’est pas mieux accompagnée en France.

8 Loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (ELAN) qui a réduit l’obligation d’accessibilité des logements neufs de 100 % à seulement 20 %.

9 Qui, dans l’inconscient validiste, sont dépassables par des efforts et du courage !

10 Par ailleurs, beaucoup de personnes handicapées sont depuis la petite enfance tellement baignées dans la culture validiste dominante en France, qu’elles n’imaginent pas pouvoir revendiquer le respect de leurs droits fondamentaux. Elles ont intégré qu’elles n’ont pas les mêmes chances que les personnes non handicapées ; qu’elles n’ont pas d’autre choix que de déménager quand leur foyer de vie déménage, perdant tout repère dans leur quartier ; qu’elles ne peuvent faire autrement que d’accepter les aidants qui leur sont imposés que ce soit la famille ou des professionnels non choisis ; que c’est normal de contraindre leur déplacement ou de «galérer» plus que les autres, etc.