Paru sur Beaview le 10 décembre 2021 https://beaview.fr/actualites/importance-archives-pour-raconter-histoire-luttes-personnes-handicapees/
Témoigner du passé, des luttes, de la vie quotidienne… Les archives sont capitales pour raconter l’histoire. Trois chercheurs reviennent sur les enjeux à préserver et sur le fait d’utiliser les archives qui concernent les personnes handicapées.
“J’ai l’impression que le champ du handicap est l’un des derniers domaines où il n’y a pas d’archives spécialisées”, déplore Gildas Bregain. Cet historien a mené plusieurs recherches dans le domaine. Il est notamment l’auteur de Pour une histoire du handicap au XXe siècle. Approches transnationales (Europe et Amériques) (PUR, 2018). Articles de presse, témoignages, procès-verbaux d’association… Pour ses travaux, il a eu recours à de nombreuses archives et a fait plusieurs constatations.
Des archives souvent mal conservées et dispersées
D’abord, les fonds d’archives concernant le handicap sont souvent mal conservés et peu accessibles, souvent faute de moyens et de volonté. “Les associations se préoccupent malheureusement peu de la facilité de la consultation de leurs archives, et de leur conservation. J’ai été dans plusieurs archives il y a quelques années, comme l’APF, l’UNAPEI. Je me suis aperçu que les archives n’étaient pas bien inventoriées, certaines ont été perdues, jetées… La Fédération des aveugles de France n’a quasiment plus d’archives antérieures à 1970 ou 1980, après des déménagements successifs. En général, il est aussi difficile et/ou très long d’obtenir les autorisations pour les consulter. Des archives concernant le handicap sont également accueillies dans les Départements, mais elles ne sont pas accessibles pour quelqu’un qui est aveugle, par exemple”, regrette Gildas Bregain.
D’autre part, ces archives sont dispersées. “Le fait qu’il n’y ait pas ou peu de travaux sur l’histoire du handicap n’est pas tant un problème de manque d’archives, mais c’est plutôt dû au fait qu’elles sont très dispersées et que peu de chercheurs s’y intéressent. Cela demande un travail de fourmi pour reconstituer cette histoire. Un exemple : si on veut s’intéresser aux politiques publiques sur le handicap au XXe siècle, il faut aller chercher du côté du ministère de la Santé, du Travail, de l’Éducation nationale, de la Justice et des Armées, regarder du côté des départements, sans parler des institutions”, ajoute Jérôme Bas, sociologue, qui a soutenu une thèse intitulée Contester la fatalité du handicap – Mobilisations de personnes handicapées et institution d’une catégorie d’action publique.
Tous ces points complexifient les travaux des chercheurs. “Je travaille sur les femmes aveugles au XXe siècle, cela fait trois ou quatre ans que j’essaie de rassembler suffisamment de données pour aboutir à un article que je jugerai assez solide. Je recherche des exemplaires d’une revue en braille que je ne parviens pas à trouver, pourtant c’est sûr qu’ils existent quelque part”, soupire Gildas Bregain.
Créer un lieu pour rassembler les archives du handicap
Face à cette situation, en 2015 déjà, le chercheur exprimait sur son blog le souhait “de créer une Association pour la conservation des archives sur le handicap, qui aurait pour finalité de collecter et de transmettre les archives privées et associatives”. Six ans plus tard, il en est toujours convaincu : “Ce serait génial d’avoir un endroit qui regroupe les archives des militants, des familles ou de personnes décédées dont les descendants ne savent pas quoi en faire, ou pour les associations qui déménagent, et/ou qui n’arrivent pas à les préserver correctement.” Mais son projet n’avance pas : “J’ai essayé de contacter plusieurs institutions : l’université d’Angers, le Musée Social, le Conservatoire National des Archives et de l’Histoire de l’Éducation Spécialisée et de l’Action Sociale, pour savoir s’ils accepteraient d’accueillir des archives sur le handicap. J’ai eu soit des réponses négatives, faute d’espace, de moyens, ou de personnel, soit pas de réponses.”
Petite lueur d’espoir, le chercheur a reçu une réponse positive de l’École des hautes études en santé publique, à condition d’obtenir un financement qu’il cherche encore actuellement. “Je constate que les institutions ne sont pas motivées pour investir dans la constitution de telles archives. Pourtant, je suis convaincu que plus on aura d’archives, plus l’histoire du handicap sera racontée, plus les représentations sociales évolueront. Les personnes handicapées seront reconnues comme des citoyens et des citoyennes à part entière, avec des aspirations et des revendications politiques légitimes.”
Faire connaître les luttes passées
Selon Cécile Morin, historienne et également militante au sein du CHLEE, le collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation, “les archives sont très importantes pour faire connaître l’histoire des luttes des personnes handicapées, dans la perspective de leur redonner leur capacité d’agir, pour se rendre compte que des actions collectives sont possibles. Pourtant, l’action des militants des années 70 contre l’institutionnalisation, contre la charité organisée des associations gestionnaires, n’a pas été transmise à la génération suivante”. Ces histoires et luttes, elle ne les a connues que tardivement, lorsque archivesautonomies.org, un collectif libertaire qui met en ligne des archives de mouvements sociaux, a présenté sur son site une Une de la revue Handicapés méchants.
La découverte a été un vrai déclic “pour moi et pour beaucoup de militants anti-validistes. L’enjeu, c’est de mobiliser le travail de politisation déjà accompli, pour mieux le continuer et pouvoir se construire et se projeter comme activiste handicapé. Quand les personnes handicapées sont exclusivement présentées comme des victimes, comme des objets de soin, on ne peut pas se rendre compte qu’il est possible de changer les choses.” La chercheuse fait le parallèle avec l’histoire des femmes. “C’est aussi un domaine qui a été illégitime pendant longtemps. Avec les archives, on a pu montrer que les femmes avaient été présentes dans l’histoire sociale, économique, qu’elles ont été actrices du passé en général et des luttes en particulier.”
Digitaliser pour préserver et rendre accessibles les archives
Justement, plusieurs historiennes féministes ont créé le Centre des archives du féminisme, accueilli par l’université d’Angers. “J’ai l’impression que ces archives ont énormément participé à promouvoir la recherche dans ces thématiques”, se réjouit Gildas Bregain. En attendant de pouvoir développer un lieu similaire pour des archives sur le handicap, avec d’autres chercheurs, il essaie de mobiliser les associations. “Nous les alertons sur la nécessité de préserver leurs archives, de les digitaliser, et cela commence petit à petit à porter ses fruits. Encouragée par plusieurs chercheurs, surtout Marion Chottin et Céline Roussel, l’Association Valentin Haüy a digitalisé certaines de ses archives. Sur place, les archives sont mises en valeur, accessibles et peuvent être consultées par ceux qui en font la demande.”
Gildas Bregain collecte aussi les archives privées. “Zina Weygand, une collègue chercheuse dont le père avait une émission de radio appelée La Tribune de l’Invalide m’a confié ses archives. Il avait reçu des lettres de lecteurs très intéressantes, car elles donnent à voir la vie quotidienne. J’ai commencé à les mettre sur un site internet pour les rendre plus visibles.” Il propose à tous ceux qui auraient des archives à préserver de les aider à les digitaliser et à les mettre en ligne, pour rendre ces histoires “quotidiennes” plus accessibles. Un point important, explique Jérôme Bas : “Au-delà de la recherche historique, il y a toute une dimension mémorielle sur le handicap qui est relativement peu investie en France. À ma connaissance, il n’y a pas d’initiative type “Musée du handicap” pour transmettre tout ce qui est déjà connu de cette histoire, qui ne se limite pas à celle des grandes associations.”
Mis à jour le 06/01/2022
Un article de Mathilde Sire