Par Elena Chamorro
Enfant, je n’ai pas beaucoup joué aux poupées. La maternité n’était à mes yeux qu’une possibilité, un scénario éventuel de ma vie future, pas un véritable désir. J’avais pourtant élaboré une liste de prénoms anglo-saxons pour mon éventuelle future marmaille. Ainsi, lorsqu’un adulte me demandait combien d’enfants j’aurais, je pouvais non seulement lui répondre en en donnant leur nombre mais aussi satisfaire largement sa curiosité en en donnant même leurs prénoms.
A 30 ans, j’avais formé un couple de ceux qu’on appelle stables. Mon compagnon avait un fort désir d’enfant qui a peu à peu fait grandir le mien. Quand nous nous sommes sentis prêts et décidés, nous sommes allés voir un gynécologue à l’hôpital pour lui demander d’assurer le suivi de ma grossesse et l’informer des particularités de celle-ci chez les blessées médullaires. Nous lui avons demandé aussi si les chambres du service de maternité étaient adaptées pour accueillir des femmes en fauteuil ( spoiler : elles ne l’étaient pas). Il m’ a regardée et m’a dit : « je comprends votre envie, j’ai eu aussi une femme qui a le SIDA qui est venue me voir mais, vous ne vous rendez pas compte ! Vous ne pouvez pas vous occuper d’un enfant ». Mon compagnon a pu répondre : « cela nous regarde », je crois, je ne sais plus, je ne suivais plus la conversation, j’étais sonnée, comme si l’on m’avait donné un coup de poing en pleine figure. Les violences verbales validistes font souvent cet effet-là. J’ai suivi ensuite cet homme, je ne sais plus pourquoi, qui a voulu m’examiner, ce que, après coup, j’ai vécu comme une deuxième violence. Il a pris congé de nous en demandant s’il fallait appeler l’ambulance. « Non », a répondu mon compagnon. « Ma femme a pris sa voiture ».
– « Ah, elle peut conduire ?»
Cela faisait quatre ans que j’étais devenue handicapée ou plutôt que l’on m’avait collé cette étiquette à la suite de la survenue d’une lésion médullaire. J’avais commencé à comprendre ce que « handicapée » voulait concrètement dire ; j’avais compris que « être handicapée » était à prendre au sens passif : celle que l’on handicape. Mais les paroles de celui que j’étais allée consulter en sa qualité de gynécologue ont été le début d’une prise de conscience sur le pouvoir du médical sur les corps non guérissables, non normalisables. Elles ont marqué aussi une étape dans ma prise de conscience à propos de ce que signifie pour la société être une femme handicapée.
En tant que valide, j‘avais été éduquée dans l’idée de tous les possibles : être mère ou ne pas l’être. Ayant été éduqué dans une ambiance relativement progressiste, dans l’idée aussi d’avorter si je tombais enceinte et que je ne désirais pas garder l’enfant à naître. Enfant valide, j’avais été préparée à l’empuissancement ou, en tout cas, à cette forme d’empuissancement très perfectible que la société réserve aux femmes valides. Adulte handicapée, je faisais brutalement l’expérience du désempuissancement. Il fallait que je m’y conforme : j’étais une non-femme et le désir d’enfant des non-femmes n’est pas légitime, aucun désir de femme des non-femmes ne l’est, d’ailleurs. La femme handicapée n’est pas autorisée à avoir des désirs. Elle a juste des besoins que d’autres déterminent à sa place.
Comment après un tel constat pouvais-je imposer à un enfant une mère non légitime aux yeux de la société ? Le glissement vers l’intériorisation du validisme avait commencé. Ce validisme intériorisé par tant de filles handicapées qui ont été programmées, elles, au désempuissancement, dans toutes les sphères de leur existence. Ces filles handicapées qui, devenues femmes on a souvent stérilisées pour annihiler leur désir. « Mais être mères ? Comment pourraient-elles s’occuper de qui que ce soit, elles, qui ne sont pas capables de s’occuper d’elles-mêmes ? », se sont-elles entendu dire depuis leur enfance. « Et d’abord, qui voudrait bien d’elles ? ».
Il m’aura fallu un combat acharné de quelques années contre moi -même, contre tous les discours qui me renvoyaient à ma prétendue incapacité, contre tous les discours qui délégitimaient mon désir pour parvenir à affirmer celui-ci avec conviction et, avec fierté, je me suis affirmée comme femme handicapée, puis comme mère handicapée.