Chronique de Cécile Morin diffusée sur Radio campus Clermont-Ferrand – 24 septembre 2018
« Vous êtes liliputienne ? »
Je voudrais dédier ma première chronique à la dame qui, il y a quelques années, m’ayant vue en train de feuilleter un livre dans les rayons d’une librairie clermontoise, s’est avancée vers moi avec un grand sourire débonnaire, et m’a adressé la question suivante : « Vous êtes liliputienne ? ».
Passé le premier moment de sidération, m’effleure l’idée qu’elle puisse vraiment croire que, parce que je mesure à peine plus d’un mètre, je me suis échappée du roman de Swift, et je suis tentée de lui répondre : « Mais oui madame, j’ai quitté mon île aujourd’hui car j’avais besoin d’un livre et d’ailleurs j’aperçois mon copain Gulliver là-bas en train de galérer pour amarrer son bateau sur le parking, pas facile… ». J’hésite à lui la faire version petit être de la forêt : « Oui Madame, j’habite dans un champignon sur les pentes du Sancy mais aujourd’hui, comme je n’avais plus rien à lire, je suis sortie de mon bois …».
Cette anecdote est une déclinaison des propos que de parfaits inconnus m’ont un jour adressés pour me reconduire, comme à l’évidence, à l’extérieur de l’humanité, projetant sur moi un imaginaire fantasmagorique, et le tout sous les dehors de la bonhommie, exprimant leur satisfaction de rencontrer un tel objet de curiosité. Certains allant presque jusqu’à me féliciter d’avoir pris le parti d’être si peu commune dans le paysage standardisé du monde : « C’est la première fois que je rencontre quelqu’un comme vous ! » m’annoncent-ils alors fièrement. Moi non, malheureusement…
Si je raconte cela aujourd’hui, ce n’est pas pour produire un énième témoignage individuel sur le handicap mais pour montrer comment nichent dans les catégories utilisées pour nous désigner des processus d’essentialisation et de déshumanisation qu’il faut absolument pouvoir déconstruire si on veut espérer s’en émanciper. Le problème en effet, ce n’est pas ces personnes que nous rencontrons et qui nous livrent de manière décomplexée la profondeur abyssale de leur bêtise au beau milieu d’un magasin, c’est que leurs propos entrent en résonance avec nombres de représentations véhiculées dans les médias, la littérature, le cinéma, des représentations dont elles ont nourri leur imaginaire. Or, la circularité de ces catégories et de ces images peut conduire à intérioriser sa propre infériorité et donc à conforter la domination que nous subissons en la rendant invisible.
La chercheuse en sciences politiques Noémie Aulombard écrit que le regard porté sur les corps minorisés – en particulier les corps handicapés – est structuré par la fiction, par des narrations imaginaires que le regard projette sur les corps réels. C’est tout à fait ce qui se produit lorsqu’on m’associe par exemple aux personnages de productions télévisées ineptes comme Joséphine Ange Gardien ou Fort Boyard, émissions qui sont diffusées sur les chaînes françaises à des heures de grande écoute. Les personnages, du fait de leur petite taille, y sont assimilés à des êtres fantastiques et déshumanisés : à un ange ou carrément à des objets naturalisés dans le décor. De fait, de telles productions télévisées confortent et perpétuent cet imaginaire mythologique et tératologique que j’évoquais tout à l’heure, imaginaire dont nous ne sommes finalement toujours pas sortis.
C’est pour cela que nous avons besoin des analyses et des réflexions de Noémie Aulombard ou de celles d’Elisa Rojas qui a rédigé sur son blog un article pour déconstruire les stéréotypes véhiculés par ces séries. Toutes deux sont des militantes du CLHEE, le Collectif Lutte et Handicaps pour l’Egalité et l’Emancipation. Le travail de d’analyse critique des représentations accompli par les membres de ce collectif et par d’autres, fournit les bases d’un savoir militant, un savoir utile aux luttes du présent, y compris lorsque l’émancipation commence par une réplique bien sentie dans les rayons d’une librairie.
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