Quand l’exploitation des ouvriers passe pour de l’action sociale
Article écrit dans la revue Dièses par Cécile Morin, membre du CLHEE (Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation) et doctorante en histoire contemporaine.
Après les révélations de Victor Castanet sur ORPEA, voici que paraît un autre livre enquête signé par le journaliste Thibault Petit et intitulé Handicap à vendre. Pendant six ans, l’auteur a mené une investigation sur les ESAT, les bien mal nommés « Établissements et services d’aide par le travail ». Le bandeau de couverture donne le ton : « Resteriez-vous sept heures à trier des vis ? Eux, oui ! » Qui croirait qu’il s’agit là d’une dénonciation des conditions de travail en ESAT par l’auteur se méprendrait : la citation est issue d’une publicité conçue par un directeur d’établissement à l’attention d’entreprises désireuses de sous-traiter leur production. Dans une annonce qu’il intitule « Cost killing & externalisation », ce directeur vante ainsi les avantages de la main d’œuvre de l’ESAT : « Plus de 175 travailleurs handicapés sont prêts à répondre à vos besoins à un coût défiant l’externalisation tout en vous permettant de réduire votre taxe AGEFIPH », « Leurs différences, leurs petits défauts sont, bien souvent dans le domaine du travail de sous-traitance (minutieux, répétitif, taylorisation) un réel avantage », « Ne déviez-vous jamais du travail fixé par votre chef : eux non. »1 Le patronat du XIXe siècle n’aurait pas parlé autrement de l’intérêt d’employer des enfants dans l’industrie : main d’œuvre quatre fois moins coûteuse que les adultes, particulièrement docile, dure à la peine et pourvue d’une surprenante dextérité. « Dans le milieu ordinaire, les travailleurs font chier. Et les handicapés, bah, ils travaillent mieux, oui » déclare d’ailleurs ce facétieux directeur à Thibault Petit2.
Pas de SMIC ni de droit du travail
Il est vrai que les entreprises auraient tort de se priver de sous-traiter aux ESAT tant la main d’œuvre y est sous-payée et dépourvue de droits. Le journaliste décrit page après page la condition des travailleuses et travailleurs des ESAT que ne cessent de dénoncer différents collectifs antivalidistes, comme l’avaient fait avant eux les militants handicapés des années 19703. La rémunération en ESAT équivaut en moyenne à 11% du SMIC, rappelle l’auteur en citant un rapport du Sénat sur le sujet. Avec l’aide que l’État verse à l’établissement, le revenu mensuel atteint 715 euros nets pour 35 heures de travail par semaine, sans aucune perspective d’évolution de carrière. Mais les ouvriers et ouvrières n’ont nul moyen de se défendre collectivement ni de revendiquer quoi que ce soit puisqu’ils ne bénéficient pas de la protection du Code du travail. Considérés comme des « usagers » de l’ESAT, ne pouvant pas même prétendre à la reconnaissance sociale habituellement attachée au statut de travailleurs, ils relèvent du Code de la famille et de l’action sociale. Conséquence : ils n’ont ni le droit de grève, ni de se pourvoir aux prud’hommes, ni de bénéficier des conventions collectives, et sont assujettis par exemple à des périodes d’essai pouvant atteindre un an. Sans compter qu’une retraite calculée sur une si faible rémunération les condamne à vivre avec un revenu inférieur au seuil de pauvreté une fois devenus âgés. Ce n’est pas l’objet du livre, mais ces personnes finissent souvent par être parmi les plus jeunes résidents des EHPAD, si bien que beaucoup d’entre elles passent toute leur vie en institutions.
Un système évitant aux entreprises de respecter les quotas d’embauche
Thibault Petit montre aussi que la sous-traitance aux ESAT est un moyen pour les entreprises publiques et privées qui n’emploient pas 6% de personnes handicapées de faire baisser considérablement leurs cotisations AGEFIPH. La société Andikado (dont le nom est en lui-même un monument de validisme) en a fait un argument promotionnel : « Économisez près de 11000 euros par travailleur handicapé », annonce-t-elle aux entreprises clientes à qui elle vend des ramettes de papier conditionnées en ESAT4. L’hypocrisie du système atteint ici son plus haut degré de raffinement : c’est grâce à l’existence des ESAT que les entreprises soumises à l’obligation d’emploi peuvent en toute bonne conscience éviter d’embaucher directement des personnes handicapées tout en participant à l’exploitation et à la ségrégation d’autres personnes handicapées à qui elles sous-traitent leur production. Historiquement, le renforcement du « travail protégé » par la loi de 1987 s’est d’ailleurs fait en corrélation avec la baisse des quotas d’embauche souhaitée par le patronat, qui sont alors passés de 10 à 6%. On comprend à la lecture de l’enquête que ce dumping fiscal et social, financé par l’État via les aides versées aux ESAT et les exemptions de cotisations, fait système. Il organise tout bonnement par des politiques publiques la discrimination des personnes handicapées au travail.
« Un travail de chien »
Quand les ESAT s’appelaient les CAT (Centres d’Aide par le Travail), les militants et militantes handicapés des années 1970 qui y travaillaient les nommaient pour leur part les « usines prisons » ou les « ghettos d’handicapés ». Dans le journal militant Handicapés méchants, ils dénonçaient leurs conditions de travail : « Une équipe lave les coquilles dans une grande poubelle et ils sont (les handicapés) pliés en deux pour les laver ; et beaucoup sont handicapés du dos ou des mains… et ce travail est payé au rendement. Mais, vu que les valides ne voulaient pas de ce travail qui est dégueulasse à faire, c’est les handicapés qui le font », écrivait ainsi une ouvrière en 19775. Ils contestaient aussi la surveillance constante dont ils faisaient l’objet puisque beaucoup travaillaient et logeaient dans des foyers attenant au CAT tenus par les mêmes associations gestionnaires, à l’instar de l’APF. À lire les récits des ouvrières et des ouvriers rencontrés par Thibault Petit, on se dit que les choses n’ont guère changé depuis 50 ans. Ils décrivent « un travail de chien »6, le mal de dos et la litanie des souffrances physiques engendrées par les tâches répétitives, mais aussi la pression des cadences, les humiliations et les brimades pour accroître la productivité : « on nous parle comme de la pauvre merde. Pas de bonjour, pas de merci, des insultes. »7 Des récits glaçants qui rappellent l’héritage de la littérature ouvrière dénonçant les effets aliénants du taylorisme sur les corps et les esprits. Et l’on pense à Joseph Ponthus qui, dans À la ligne, reconnaissait dans les récits des travailleurs des ESAT qu’il accompagnait pendant les vacances la condition ouvrière qu’il partageait avec eux le reste de l’année : « Dans ces moments je les comprends intimement mais je n’ose leur dire que je suis de leur caste. »8
Relevant du « secteur protégé », ces derniers ne peuvent pourtant pas recourir aux instances du mouvement ouvrier pour se défendre. Dans un ESAT, seuls les cadres et les salariés du secteur médico-social ont le droit de se syndiquer9. À celles et ceux qui tentent malgré tout de dénoncer publiquement leur exploitation, on conseille de se tourner vers les associations. La bonne blague ! Dans le champ du handicap, les représentants autorisés des personnes handicapées comme l’UNAPEI, APF-France handicap, l’APAJH ou la LADAPT dirigent précisément les institutions où sont placées les personnes handicapées : IME, ESAT et autres foyers. Ces puissantes associations gestionnaires siègent dans toutes les instances décisionnaires depuis les commissions MDPH jusqu’au plus haut niveau de l’État, où elles occupent une position dominante au sein du CNCPH (Conseil national consultatif des personnes handicapées). Elles élaborent en concertation avec l’État toutes les lois relatives au handicap, et reçoivent des subsides publics pour financer leurs établissements tout en statuant sur le destin scolaire des élèves handicapés orientés en IME comme sur celui des travailleurs orientés en ESAT. Un peu comme si les dirigeants des sociétés gérant les EHPAD étaient mandatés pour représenter officiellement les personnes âgées. Ce conflit d’intérêts, l’ONU l’a dénoncé avec force dans son dernier rapport sur la France dans une indifférence quasi générale. Thibault Petit découvre ainsi que l’UNAPEI siège deux fois dans la MDPH où il enquête, au titre de « défense des intérêts des personnes handicapées », et au titre de gestionnaires. Et le journaliste de raconter comment des commissions d’orientation MDPH dominées par les associations gestionnaires se transforment en instances de sélection de main d’œuvre au service des ESAT ou des entreprises adaptées en fonction du degré de productivité supposé de chaque personne dont le dossier est examiné. Et comment on éjecte celles et ceux, vieillissants, moins rentables, qui doivent laisser leur place : on appelle cela les « sorties sauvages ».
Une gestion « en bons pères de famille »
À lire l’enquête de Thibault Petit, on mesure toute la puissance du validisme qui a pour effet de naturaliser la domination des personnes handicapées en occultant les rapports sociaux de pouvoir. Dans le milieu des ESAT, l’exploitation des travailleurs relève de « l’action sociale », leur ségrégation du « travail protégé », les ouvrières et les ouvriers deviennent des « usagers » dont le travail est une « aide » offerte par l’établissement, et les verdicts sociaux sont présentés comme des verdicts biologiques. Ainsi s’explique l’attitude étonnamment décomplexée de certains directeurs rencontrés par le journaliste – pas tous il est vrai – se prévalant de résultats financiers chiffrés à plusieurs centaines de milliers d’euros annuels tout en expliquant comment ils économisent sur le coût de la main d’œuvre. « On gère en bons pères de famille » déclare l’un d’eux10, valorisant ouvertement le paternalisme comme mode de contrôle de ces travailleurs, doublement infantilisés du fait de leur condition d’ouvriers et de personnes handicapées. Il faut dire que les dirigeants d’établissements et les cadres des associations gestionnaires sont peu accoutumés au type d’investigation qu’a mené Thibault Petit. Dans les reportages habituellement réalisés sur les ESAT, ils passent fréquemment pour de charitables employeurs, le seul fait de faire travailler des personnes handicapées justifiant qu’on les félicite et qu’on les autorise à parler au nom de ces dernières pour dire ce qui est bien pour elles. Et rares sont les journalistes à interroger les ouvrières et ouvriers en dehors de la présence de l’encadrement ou même à penser à leur donner la parole, reproduisant souvent dans le dispositif médiatique l’assignation à la position infantilisante qui leur est imposée au sein de l’ESAT11.
Une enquête de terrain donnant à entendre les premiers concernés
Thibault Petit s’est livré à l’une des rares enquêtes de terrain sur le sujet, faisant pénétrer le lecteur dans des usines et des ateliers situés à l’écart des centres urbains et à l’abri des regards, décrivant les lieux et les gestes du travail. On perçoit comment l’asymétrie des positions est inscrite dans l’organisation même de l’espace à travers le délabrement ou la température glaciale des salles de repos et des ateliers réservés aux « usagers », ou bien se matérialise par l’inégal coût du café, ces derniers le payant plus cher que le personnel du secteur médico-social. Autant de petites humiliations qui, dans l’ordinaire du travail, reconduisent constamment les ouvrières et ouvriers handicapés à une place inférieure. Les passages consacrés aux lieux d’implantation des ESAT révèlent aussi les incidences de la ruralité sur la condition d’ouvriers handicapés, renforçant leur isolement et leur impuissance à se faire entendre, tout en leur imposant de longs, fatigants et coûteux trajets pour lesquels il n’existe nulle possibilité de défraiement. Mais l’intérêt de l’ouvrage réside surtout dans la parole de ces derniers, une parole d’autant plus précieuse qu’elle est largement ignorée ou considérée comme insignifiante. Or celle-ci n’est pas réduite ici à une fonction de témoignage mais se révèle porteuse d’analyse, de réflexivité, et souvent de colère. Et l’on espère, en achevant la lecture, que la parution de cet ouvrage pourra donner envie aux ouvriers et ouvrières des ESAT de prendre la plume à leur tour ou de s’emparer de tout autre moyen d’expression pour produire leurs propres récits et s’engager peut-être dans une lutte collective. Si tant est qu’on veuille bien les considérer enfin comme des ouvrières et des ouvriers à part entière, et non plus comme d’éternels objets passifs de politiques publiques faites en leur nom et pour leur bien.
1 Handicap à vendre p57
2 Handicap à vendre p74
3 Voir sur ce sujet Jérôme BAS, « Des paralysés étudiants aux handicapés méchants. La contribution des mouvements contestataires à l’unité de la catégorie de handicap », Genèses 2017/2 (n° 107), p. 56-81.
4 Handicap à vendre p154
5 Claudine A. « Un ghetto de plus », Handicapés Méchants n°5, mars 1977.
6 Handicap à vendre p25
7 Handicap à vendre p26
8 Joseph PONTHUS, À la ligne, La Table Ronde, 2019, p. 39.
9 Un seul ouvrier parmi celles et ceux rencontrés par Thibault Petit a pu être défendu par un syndicat parce qu’avant d’être renvoyé pour être placé en ESAT, il travaillait dans une « entreprise adaptée » où les employés dépendent du Code du travail.
10 Handicap à vendre p89
11 On notera toutefois quelques exceptions notables à l’instar du documentaire radio de Jérôme Sandlarz et Claude Giovannetti, « CAT », diffusé en 2003 dans l’émission Les Pieds sur Terre sur France Culture.