Nous sommes signataire avec le @SNJMG, @LesDevalideuses et @mechandicapes de cette Tribune.
Une pétition mise en ligne en septembre sur le site du Sénat a mis en lumière une revendication que les associations de personnes malades ou handicapées portent depuis de nombreuses années : la désolidarisation des revenus du conjoint ou de la conjointe dans le calcul de l’allocation aux adultes handicapés (AAH).
En 2017, 1,13 millions de personnes percevaient l’AAH, ce qui fait d’elle le deuxième minima social en France. On notera également qu’a été supprimé en 2019 par le gouvernement le complément de ressources, qui était d’un montant de 179 euros et pouvait s’ajouter à l’AAH – ce qui n’a fait que précariser davantage les personnes malades ou handicapées. En outre, l’AAH n’est plus indexée sur l’inflation depuis 2019. Son montant est actuellement de 902,70 euros, soit en dessous du seuil de pauvreté.
De plus, comme indiqué dans la pétition, celle-ci est calculée en fonction des revenus du conjoint ou de la conjointe. Si ces revenus dépassent un certain plafond, l’AAH de la personne malade ou handicapée lui est retirée et elle se retrouve totalement dépendante de son conjoint ou de sa conjointe sur le plan financier. On notera de plus que celui-ci est calculé par la CAF deux ans en arrière par rapport à la date de mise en couple.
Ne jamais vivre en couple ou perdre son autonomie financière
Cela soulève un certain nombre de problématiques qui nous semblent fondamentales au regard des enjeux sociétaux actuels. Peut-on accepter que les personnes malades ou handicapées voient leurs ressources supprimées car elles souhaitent vivre avec un·e conjoint·e ?
Bien sûr que non ! Le fait de corréler les revenus d’une personne handicapée à sa situation conjugale suggère que handicap et conjugalité seraient incompatibles et mutuellement exclusifs. Cela revient, pour les personnes qui vivent de l’AAH, à choisir entre ne jamais vivre en couple ou perdre leur autonomie financière. Alors que le handicap occasionne parfois une perte d’autonomie ou des soins nécessitant l’assistance du conjoint ou de la conjointe, une double dépendance va alors s’installer. Certaines décisions vont alors se trouver empêchées : comment quitter quelqu’un·e quand on en dépend à ce point ?A lire aussi
On rappellera à toutes fins utiles que les femmes en situation de handicap sont encore plus victimes de violences conjugales que les femmes valides : «L’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne estimait en 2014 que 34% des femmes handicapées avaient subi des violences physiques ou sexuelles de la part de leur partenaire, contre 19% des valides.»
La société patriarcale dans laquelle nous vivons normalise la dépendance de la femme aux revenus de son ou de sa conjoint·e et le silence quant aux violences qu’elle subirait de la part de celui ou celle-ci. Nous ne pouvons et ne devons plus laisser passer cela. Les femmes en situation de handicap sont encore plus dépendantes de leurs conjoint·e·s, entre autres à cause de mesures comme la suppression de leurs ressources du fait des revenus du ou de la conjoint·e, mesures qui ne sont pas acceptables et que nous combattons.
Outre ces violences conjugales intolérables, une personne malade ou handicapée qui voit ses ressources financières essentielles supprimées en raison d’un choix de vie se trouve placée de fait dans une situation de dépendance qui accroît les risques de violence et l’impossibilité de se mettre en sécurité le cas échéant.
Fortes inégalités
Peut-on accepter que les personnes malades ou handicapées soient condamnées à vivre avec des ressources en dessous du seuil de pauvreté ? Que celles-ci soient obligées de passer leur vie dans la précarité du fait qu’elles soient malades ou handicapées ?
La réponse à ces questions peut paraître évidente, et pourtant rien de concret n’est mis en œuvre en ce sens. Cette situation est d’autant plus scandaleuse que l’on sait que les personnes handicapées ont un moindre accès aux soins médicaux, comme l’a montré un rapport remis au Parlement en 2018 sur cette question alarmante. Combien de temps encore allons-nous détourner le regard face à ces injustices ?
D’autre part, de fortes inégalités existent entre les prestations sociales perçues par les personnes qui ne peuvent pas travailler du fait de leur maladie ou leur handicap, et celles qui ont été contraintes d’arrêter de travailler pour cette même raison. En effet, dans cette dernière situation, c’est la pension d’invalidité qui s’applique, et éventuellement l’allocation supplémentaire d’invalidité (ASI) si la pension est en dessous d’un certain seuil. On notera que là encore l’ASI dépend des revenus du couple et non de la personne malade ou handicapée seule, la pension en elle-même n’en dépendant heureusement pas.
Nous ne tolérons pas que l’Etat organise une rivalité entre les «bonnes» personnes handicapées qui accèdent au travail et celles qui ne le peuvent pas.—
Si celles-ci ont eu la «chance» d’avoir pu souscrire à une prévoyance avant leurs arrêts de travail (ce qui concerne davantage les catégories de travailleur·euse·s les plus aisé·e·s), elles bénéficient de compléments de revenus versés par ces prévoyances, organismes privés d’assurance. Quant aux autres qui n’ont pas eu cette «chance» et si travailler leur est impossible, iels doivent se contenter, pour le reste de leur vie, de leurs maigres pensions.
Enfin, les travailleur·euse·s en établissement et service d’aide par le travail (Esat), qui ne sont pas justiciables du droit du travail et perçoivent une rémunération extrêmement faible, se retrouvent pour beaucoup avec le minimum vieillesse une fois à la retraite, alors même qu’ils ont parfois travaillé durant toute leur vie active.
La diversité de ces situations et des modes de calcul de ces pensions induisent de fortes inégalités entre les personnes malades ou handicapées. Le recours aux assurances privées pour pallier les défaillances de l’Etat montre là encore la privatisation de notre modèle social.
Vision «utilitariste» des personnes handicapées
Ces types de revenus, même s’ils sont a priori «garantis à vie», sont discriminants. Ils constituent un autre facteur de précarité, un frein à l’accession au logement – les propriétaires demandant un travail salarié pour les candidats à la location. Et les logements sociaux accessibles aux personnes handicapées sont rares, d’autant plus que la loi Elan a fait passer de 100% à 20% la part de logements accessibles dans les constructions neuves [le projet de loi en première lecture à l’Assemblée prévoyait même de l’abaisser à 10%, ndlr].
Un argument avancé contre la réduction ou suppression de l’AAH lorsque les revenus du couple dépassent un certain plafond est que l’argent économisé servirait à financer des adaptations pour rendre le monde du travail plus accessible. Or l’AAH s’adresse par définition à des personnes qui ne peuvent pas travailler. Nous ne tolérons pas que l’Etat organise une rivalité entre les «bonnes» personnes handicapées qui accèdent au travail et celles qui ne le peuvent pas.
Notre société est capitaliste et validiste ; après tout «ces personnes ne travaillent pas». La «valeur travail», portée fortement par les politiques de droite, rend les personnes sans travail «inutiles».
Nous nous opposons à cette vision «utilitariste» des personnes handicapées.
Notre société capitaliste et validiste ne semble disposée à accorder rien d’autre que l’aumône : un revenu dit minimal, souvent en deçà du seuil de pauvreté, qui ne permet pas de vivre décemment mais de survivre. Nous nous élevons contre cette vision sociétale. Nous nous opposons également fortement au lien entre revenus du ou de la conjoint·e et ressources de la personne malade ou handicapée. Nous soutenons donc pleinement cette pétition et souhaitons que le Sénat entérine enfin ce changement dans le calcul de l’AAH.
Nous demandons donc :
– La désolidarisation des revenus du conjoint ou de la conjointe dans le calcul des ressources des personnes malades ou handicapées ;
– La revalorisation de ces ressources au-dessus du seuil de pauvreté, à un niveau permettant de vivre dignement et non de survivre.