Ils ont le regard qui tue: VIP vs RIP

écrit par Elena Chamorro, membre du CLHEE

Un guide pour le triage

En mars dernier, dans un contexte de déséquilibre entre « offre » et « demande » de soins, un guide a été rédigé par des médecins réanimateurs et urgentistes à l’attention des personnels soignants engagés dans la gestion du COVID19 «peu habitués à la démarche de limitations des traitements». Les rédacteurs poursuivaient un double objectif: assister ces personnels dans la décision d’admission des malades en unité de soins critiques et les aider à assurer des soins « de qualité » en cas de non admission.

Il s’agissait, somme toute, de donner des directives à du personnel soignant directement confronté aux patients atteints de Covid19 pour qu’ils effectuent un tri en amont parmi les patients sévères soit hospitalisés, soit susceptibles d’arriver aux urgences ou de solliciter les urgentistes à partir d’unités de soins de longue durée ou des EHPAD ( et d’établissements médico-sociaux, bien que ceux-ci ne soient pas nommés de façon explicite).

Entre autres critères, un document est proposé par ces médecins rédacteurs pour évaluer l’état antérieur du patient et orienter le triage. Il s’agit du CFS ou score de fragilité clinique. Cette échelle évalue en réalité le degré d’autonomie des patients, autrement dit, le degré de handicap. Ainsi, sur une échelle de 1 à 9, nous retrouvons à la sixième place « des personnes qui ont besoin d’aide dans toutes les activités extérieures, à l’intérieur, elles ont souvent des problèmes avec les escaliers et peuvent avoir besoin d’une assistance minimale (encouragement, présence pour s’habiller) ». À la septième place, pratiquement donc en bas de l’échelle, qualifiés de «sévèrement fragiles » et représentés graphiquement sur un fauteuil roulant poussé par une personne valide, se trouvent les personnes qui présentent « une dépendance complète pour les soins personnels, que ce soit pour des raisons physiques ou cognitives. « Malgré tout » (sous-entendu « malgré le handicap », disons-le, pour une fois qu’on peut utiliser cette formule à bon escient!), ces personnes ne présentent pas de risque élevé de mourir. Les places 8 et 9 de l’échelle se réfèrent, quant à elles, à des patients en fin de vie ou en phase terminale.

Cette échelle révèle que le refus de soins nécessaires au combat contre la maladie (désigné dans le guide par l’euphémisme « limitation de traitements ») ne s’inscrit pas nécessairement dans le cadre de l’obstination déraisonnable ni n’appelle uniquement à des critères évaluant les chances de survie des malades. Cela s’explique par le fait que, dans ce contexte de pénurie de l’offre de soins, l’objectif des concepteurs du guide est en réalité de contrecarrer la « culture » de certains soignants pour la réorienter de façon à les inviter à prioriser la prise en charge de certains patients au détriment d’autres.

Arrivés à ce point, la question à se poser est :

Dans quelle « culture » s’inscrivent les recommandations du guide sus-cité ?

Si l’on s’en tient à la description des patients fragiles des rangs 6 et 7 du CFS, on constate que l’on parle des limitations fonctionnelles des individus sans tenir compte du fait que celles-ci puissent être dues à l’environnement. Un patient sera ainsi considéré non autonome (et perçu comme fragile) en fonction de ses déficiences et incapacités sans tenir compte des barrières sociales et/ou environnementales susceptibles d’entraver son autonomie. La vision du handicap est ainsi celle du modèle médical, qui s’oppose à celle du modèle social. En effet, une personne peut être autonome pour les soins personnels et les activités à l’extérieur dans un environnement adapté et ne pas l’être dans un environnement qui ne l’est pas, ce que la majorité des gens, y compris le personnel médical, ignore souvent.

Outre le degré d’autonomie pour les soins personnels et la réalisation d’activités à l’extérieur du domicile, la déambulation semble être un critère important d’évaluation de la fragilité dans cette échelle. Si l’on s’en tient aux recommandations données, à profil égal, un malade du Covid 19 qui ne marche pas aurait moins de chances d’être admis en réanimation qu’un malade capable de marcher et de monter des escaliers. Si tel est le cas, c’est parce que le modèle médical du handicap se double ici de la culture validiste ( qu’il inspire en partie), qui considère le handicap comme une tragédie, les corps handicapés comme moins valables et, force est de le constater, les vies handicapées comme moins dignes d’être sauvées.

Qu’est-ce que tout cela donne dans les faits ?

Bien que le ministre de la santé, Olivier Véran, ait déclaré le 4 avril que le handicap ne peut être un critère de refus de soins en réanimation, d’autres documents, comme celui émanant de l’hôpital de Perpigan, et relayé dans un article de Médiapart datant du 30 mars,  qui qualifiait les morts de personnes dépendantes comme « acceptables », laissent à penser que le triage est bel et bien une réalité. Preuve de cela surtout, les témoignages qui se multiplient dans les médias et les réseaux sociaux. Pour n’en citer que quelques exemples, L’UNAPEI dénonçait dans un communiqué daté du 4 avril que le SAMU ne prenait pas en charge des personnes non autonomes, celles-ci n’étant même pas transférées des centres qu’elle gère vers l’hôpital.  Cependant, les déclarations du ministre semblent avoir réussi à dissiper les craintes et, plus curieusement, à effacer les faits dénoncés par cette association (qui fut administrée de 20011 à 2013 par l’actuelle secrétaire d’État aux personnes handicapées, Sophie Cluzel). Ainsi, toujours le 4 avril, l’UNAPEI publiait un deuxième communiqué pour remercier le ministre de sa prise de parole.

Allant dans le même sens que l’UNAPEI, Pierrick Buchon déclarait à Florence Aubenas, dans un article publié dans le Monde le 26 avril , que l’Agence régionale de santé (ARS), qu’il avait sollicitée pour faire part de la situation des patients atteints de COVID19 résidents de la MAS qu’il dirige, lui avait dit : « les personnes handicapées ne seront pas prises en charge. Vous vous les gardez. On vous aidera à mettre en place un accompagnement de fin de vie et une cellule psychologique pour le personnel ».

Ce n’est pas nouveau. Ça ne vient pas de sortir.

Le caractère validiste de cette approche dans le choix des malades s’explique par le contexte actuel de pénurie, certes, mais il prend racine dans le large consensus de la société quant à la valeur des vies handicapées: campagnes de la sécurité routière, films grand public, émissions en tout genre, tout vient conforter cette idée.  Les suicides assistés sont confondus avec l’euthanasie, les meurtres de personnes handicapées requalifiés en actes d’amour… De même, le Téléthon, émission la plus plébiscitée par les Français, choisit comme axe prioritaire de sa stratégie d’appel aux dons l’élimination du handicap plutôt que la guérison de maladies mortelles. Le silence, enfin, sur les morts en établissements médico-sociaux pendant la crise, dont les chiffres sont invisibilisés car confondus avec ceux des morts en EHPAD, est aussi extrêmement parlant. Les morts des personnes handicapées, ne compteraient-elles pas?

Un semblant d’éthique dans tout ça.

Dans la partie introductive du guide, on lit ce qui suit:

« Les principes éthiques de justice distributive, de non-malfaisance, de respect de l’autonomie et de la dignité des patients, quel que soit leur degré de vulnérabilité, ainsi que l’indispensable confidentialité des données médicales sont des guides élémentaires pour la prise en charge de ces patients atteints de formes graves de Covid-19, mais également des autres patients nécessitant des soins de réanimation pour une pathologie non liée au Covid-19 »

Un paragraphe pratiquement identique est repris en conclusion :

« Les éléments présentés sont plus des pistes de réflexion et de propositions que des “recommandations” formelles. Ils sont par nature évolutifs et tentent de concilier les impératifs éthiques essentiels de bienfaisance, respect de l’autonomie et de la dignité des personnes d’une part et efficience des soins, égalité, équité, justice sociale et jus-tice distributive de l’autre ».

Je laisse aux experts en éthique (non médicale et non utilitariste) le soin d’apprécier la compatibilité des critères de sélection de malades de ce guide avec les principes de justice distributive, de bienfaisance, d’égale dignité des personnes, de justice sociale.

J’invite par ailleurs les rédacteurs à expliciter ce qu’ils entendent par « justice distributive de l’autre ».

Responsabilités

La politiste américaine K. Heyer identifie un « modèle des droits » en matière de handicap qu’elle oppose au «modèle de protection sociale ». Le modèle des droits est fondé sur une vision sociale du handicap tandis que celui de la protection sociale l’est dans l’approche médicale. Ce modèle de protection sociale encourage le système d’institutionnalisation, un régime de droits basé sur le traitement spécifique et promu essentiellement par les proches des personnes handicapées. Le modèle des droits, en revanche, défend la vie en société, l’égalité des droits et est porté notamment par les personnes concernées.

Les personnes institutionnalisées ont été particulièrement fragilisées et mises en danger pendant la crise du Covid 19: confinées en groupe, isolées de l’extérieur et privées plus qu’à l’accoutumée de ses libertés. Le système d’institutionnalisation est, en effet, une atteinte à ses droits, reconnus par la Convention Internationale des Droits des Personnes handicapées, comme l’a clairement rappelé Catalina Devandas Aguilar, rapporteure spéciale de l’ONU, durant et après sa visite en France. Pourtant, la France persiste à s’engager dans cette voie, comme l’annonçait Emmanuel Macron lors de la cinquième conférence nationale du handicap en février dernier.

Perspectives

Nombre d’activistes handicapé.e.s se battent de longue date, plus fortement dans le contexte actuel, contre l’institutionnalisation et pour la défense de la Vie autonome, seul système capable de donner de l’autonomie aux personnes, quel que soit leur degré de dépendance. Une autonomie qui, dans le cadre de la Vie autonome, signifie seulement qu’elles décident où et avec qui elles veulent vivre.

Il apparait clairement qu’il devient plus qu’ urgent de se libérer du poids du regard médical et validiste porté sur les personnes handicapées car il n’appartient qu’à elles seules d’évaluer la qualité de leurs vies. De plus, ce n’est que libérées également de la domination de la vie en institution qu’elles pourront avoir une vie de qualité dont la valeur est, incontestablement, égale à celle de toute autre vie.

macron-en-fauteuil

Liens en rapport avec le billet :

Guide pour le triage :

https://www.srlf.org/wp-content/uploads/2020/03/ARS-ETHIQUE-COVID-final.pdf

Score de fragilité et choix pour le triage:

https://www.google.fr/search?q=echelle+de+fragilit%C3%A9+clinique+de+rockwood&dcr=0&tbm=isch&source=iu&

https://www.ehess.fr/fr/carnet/d%C3%A9constructions-et-reconstructions-handicap-en-temps-coronavirus

Modèle médiale et modèle social du handicap :

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02264281

Déclarations d’Olivier Véran sur le triage :

https://www.rtl.fr/actu/politique/coronavirus-olivier-veran-ne-peut-imaginer-un-tri-des-malades-handicapes-7800362269

Article sur un document de l’hôpital de Perpignan sur le triage :

https://www.mediapart.fr/journal/france/200320/les-services-de-reanimation-se-preparent-trier-les-patients-sauver?page_article=1

Communiqués de l’UNAPEI sur le triage :

Article de Le Monde sur le refus de transfert à l’hôpital de résidents en EMS:

https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/04/26/bienvenue-en-alsace-a-coronaland_6037791_3224.html

Article de P.Y Baudot, C. Borelle et A. Revillard sur K. Heyer:

https://www.cairn.info/revue-terrains-et-travaux-2013-2-page-113.htm

Sur la communication du Téléthon:

https://blogs.mediapart.fr/elena-chamorro/blog/051219/telethon-propos-de-validisme-et-de-generosite-narcissique-et-handiphobe

Sur les récits autobiographiques de personnes handicapées et leur perception sur leur qualité de vie:

https://www.academia.edu/8507421/Quality-of-Life_Writing_Illness_Disability_and_Representation

Discours d’E. Macron lors de la 5ème Conférence Nationale du handicap:

https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/02/11/conference-nationale-du-handicap