Déconstructions et reconstructions du handicap en temps de coronavirus

Par Elena Chamorro du CLHEE et Soline Vennetier, doctorante au CRH

Texte Publié le 8 avril 2020 dans Le Carnet de l’EHESS : perspectives sur le coronavirus

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L’annonce de la décision d’un confinement au niveau national par le Président de la République le 16 mars 2020 a provoqué la réaction de nombreux activistes handicapés (exemples ici et ). Cette situation sans précédent, qui s’est traduite par l’impossibilité pour l’ensemble de la population d’accéder aux différents espaces sociaux habituels, leur est apparue comme une occasion de mettre en exergue la dimension relative, socialement construite, du handicap. Certains ont même avancé que cette expérience pouvait être le point d’inflexion ouvrant la voie à une resignification de notions comme la dépendance ou la qualité de vie telles qu’elles ont été portées par le champ de recherche des Disability Studies – qui propose une lecture politique, sociale et culturelle du handicap comme restriction et désavantage imposés sur les personnes porteuses de déficiences par un environnement inadapté – et l’occasion de porter dans l’expérience commune et quotidienne des discours articulés essentiellement dans la sphère universitaire et les milieux militants.

Cependant, ce mouvement de déconstruction du handicap semble se heurter à la force d’inertie d’institutions que l’onde de choc de l’épidémie ne paraît pas transformer radicalement. Très vite, diverses mesures annoncées par le gouvernement ont montré que la population handicapée restait à la marge de la prise en charge générale. Les attestations officielles de déplacement dérogatoire émises suite au décret du 16 mars étaient ainsi inaccessibles : ce sont des associations qui se sont chargées de produire des versions adaptées pour les personnes malvoyantes ou aveugles, ou encore en facile à lire et à comprendre (FALC, qui rend les informations écrites dans une forme claire et accessible au plus grand nombre). Le nouveau formulaire, émis après le décret du 23 mars, est disponible dans différents formats sur le site du Ministère de l’Intérieur (mais toujours pas en FALC, et ce sont des professionnels sourds de l’accessibilité culturelle qui ont pris en charge les explications en langue des signes française (LSF) pour les personnes sourdes qui ont un accès difficile au français, et en l’absence de mesures de prévention ciblées vers ce public de la part des institutions).

Aux problèmes d’accessibilité des mesures de prévention, dont nous n’avons donné que quelques exemples, s‘ajoute une construction sociale de la fragilité. La vulnérabilité n’est pas une donnée biologique pure : comme l’ont pointé certains journalistes, les drames dans les Ehpad sont à relier au manque de moyens de protection du personnel et à la difficulté de respecter des mesures de distanciation sociale. Les personnes handicapées résidant en institution, qui connaissent un sort semblable, sont en revanche peu évoquées. Ces deux catégories de population, qui seront donc davantage exposées au virus en raison de leur vulnérabilité accrue par l’organisation sociale et institutionnelle, risquent d’être dirigées vers des services qui ne les prendront pas prioritairement en charge (ou qui les refuseront) en raison de leurs chances de survie estimées plus basses et/ou parce que les décisions sont guidées par des critères hiérarchisant les vies et mettant les « vies handicapées » en bas de l’échelle.

En effet, dans le cadre d’une épidémie qui submerge les ressources de l’hôpital public, la situation de rareté amène à faire des choix par lesquels sont réénoncées des hiérarchies traditionnelles. Le 17 mars 2020, un document de référence rédigé par un comité d’experts a été remis au ministère de la Santé pour guider les médecins dans le tri de patients qui semble se profiler (dont voici une version de travail). Un guide a également été remis aux ARS, élaboré par des médecins et chefs de services anesthésistes-réanimateurs. Ces deux documents donnent des orientations pour guider l’admission en réanimation dans un contexte d’engorgement des capacités d’accueil. Les décisions doivent être prises au cas par cas, en combinant différents facteurs tels que la volonté du patient, sa gravité clinique et l’évaluation de son état antérieur.

Ces deux documents s’appuient sur un indicateur : « l’échelle de fragilité clinique » ou « score de fragilité clinique » qui inclut des critères non seulement de maladie mais aussi de limitations fonctionnelles (mobilité, autonomie dans les actes de la vie quotidienne, etc.). Le document remis aux ARS précise d’ailleurs que ce « score de fragilité » peut être remplacé par ou combiné avec l’indicateur de performance de l’OMS (qui mesure notamment la « capacité à travailler », p. 21 du document en lien) ou encore l’échelle d’autonomie de Katz : ces indicateurs sont des échelles d’évaluation de la dépendance dans la vie quotidienne. On peut s’interroger sur la présence de critères qui n’ont en principe aucun lien avec les chances de survie mais qui relèvent plutôt de la conception de la qualité de vie selon l’approche du modèle médical du handicap ou qui répondent à des critères de productivité selon les standards dominants. Les vies ne s’ajustant pas à ces standards sembleraient dotées de moins de valeur et ne devraient pas être sauvées en priorité.

Ainsi, nous pouvons discerner la succession de deux mouvements dans l’ordre des discours autour du handicap et de l’épidémie, qui recouvrent aussi la succession de deux lectures du traitement politique du handicap en temps de crise : un mouvement d’interpellation, de la part des concernés, dans les premiers jours de confinement, face à une situation susceptible de remettre en cause de manière inédite les lectures essentialistes du handicap, cédant le pas à un constat pessimiste face à la réponse politique et sociale de gestion de la crise. Ces temps successifs montrent comment le handicap est une construction sociale et politique qui peut être – souvent difficilement – déconstruite, mais qui aussi bien souvent est reconstruite avec force, encore plus en temps de crise, où les inégalités au sens large semblent s’accentuer davantage.