Interview Causette / Numéro 97 – Février 2019
Propos recueillis par Clément Boutin
« Le validisme infériorise les personnes handicapées »
Elisa Rojas, avocate, et Marina Carlos, responsable de médias sociaux, sont respectivement membre-fondatrice et membre du Collectif Lutte et Handicaps pour l’Egalité et l’Emancipation, créé en 2016. Un groupe réservé aux personnes handicapées, qui veut intervenir dans tous les débats les concernant.
Causette : Dès le premier article du manifeste du Collectif Lutte et Handicaps pour l’Egalité et l’Emancipation (CLHEE), vous vous êtes positionnées contre l’institutionnalisation des personnes handicapées. Pouvez-vous nous parler de ce combat ?
Elisa : L’institutionnalisation consiste à réunir des personnes handicapées dans des établissements qui leur sont réservés. Ils sont gérés par des associations qui utilisent de l’argent public. On avance que c’est pour protéger les personnes handicapées et pour répondre au mieux à leur besoins spécifiques. Or, on voit à travers le monde que cette expérience porte atteinte à leurs droits et favorise des abus de toutes sortes. La Convention des Nations Unies relatives aux droits des personnes handicapées, entrée en vigueur en 2010, demande pourtant aux Etats qui l’ont signée de sortir de ce système. La création de ce monde parallèle a des répercussions en matière de scolarité, d’accessibilité et d’avancée de nos droits.
Vous tweetez régulièrement sur vos différents combats. En quoi les réseaux sociaux ont-ils changé votre quotidien ?
Elisa : Tous les membres du CLHEE se sont rencontrés sur les réseaux sociaux. Ces outils nous ont permis de nous organiser alors que nous sommes éparpillés dans toute la France. Il représente des lieux privilégiés d’expression pour les personnes handicapées et de militantisme pour celles et ceux qui sont entravés dans leurs déplacements.
Marina : Les réseaux sociaux nous donne la possibilité d’entrer en contact avec des militants du monde entier. Je baigne dans la culture anglo-saxonne, ce qui m’a amenée à m’intéresser à la parole d’activistes américaines comme Imani Barbarin. C’est une vraie opportunité, car les personnes anglo-saxonnes sont plus politisées que nous.
Sur Twitter, les internautes ont pu découvrir une notion peu médiatisée, « le validisme ». Qu’est-ce que c’est ?
Elisa : Le mot validisme vient du terme anglais « ableism ». Il s’agit d’un système d’oppression qui assujetti et infériorise les personnes handicapées. On va les associer à quelque chose de négatif. Dans le même temps, cela induit que l’absence de handicap est un idéal à atteindre. Ce système vient justifier le sentiment de supériorité des personnes valides à notre égard.
Marina : Dans le prolongement du validisme, on a aussi l’impression que les médias traite mal du handicap. Nous sommes soit des êtres malheureux, soit des superhéros avec « un parcours exceptionnel ». Ces deux images nous portent préjudice. On se bat pour une représentation plus juste et plus diversifiée du handicap. Je lis trop rarement des articles sur une personne qui a un handicap, travaille, ou pas, et s’adapte comme elle peut.
Aujourd’hui, en France, il y a environ 500 000 personnes handicapées au chômage. Comment expliquer cela ?
Elisa : Plusieurs choses compliquent l’emploi des personnes handicapées : l’absence d’accessibilité, la discrimination, l’insuffisance des aides, matérielles et humaines, et un système économique qui ne se préoccupe que de la performance. Le discours sur l’emploi, que tiennent le gouvernement, les entreprises et, parfois, les associations gestionnaires, est dangereux. Il fait du handicap une plus-value et une compétence, il oppose les personnes handicapées entre celles qui peuvent travailler et celles qui ne peuvent pas ou qui ne trouvent pas de travail.
La loi Elan abaisse de 100 % à 20 % les logements accessibles aux personnes handicapées dans la construction neuve. Avez-vous l’impression d’être entendues par le gouvernement ?
Elisa : La loi Elan remet en cause l’accessibilité qui devait être le principe de base. C’est une aberration quand on sait les difficultés que nous avons à nous loger. Il est plus facile de construire des logements accessibles que de les transformer après coup. Le minimum qu’on avait réussi à acquérir jusque-là est détruit.
Marina : Il existe toujours une espèce de « contrôle » sur nous, sur la manière dont on peut se déplacer et sur les endroits où on peut aller. Toutes ces décisions font que l’on est exclu.e.s de l’espace public et qu’on ne peut visiter qui on veut quand on veut.
En parallèle au logement et à l’emploi, vous demandez, dans le manifeste du CLHEE, un égal accès à l’éducation. Cela est-il possible aujourd’hui ?
Elisa : La scolarisation des enfants handicapé.e.s reste très compliquée en France. Beaucoup d’entre elles et d’entre eux sont encore dans des institutions spécialisées. S’ils ou elles sont scolarisé.e.s avec des enfants valides, ils ou elles sont confronté.e.s à certains problèmes : l’accessibilité et l’insuffisance des auxiliaires scolaires, qui sont aussi précarisé.e.s. Plus on avance dans la scolarité, moins il y a d’élèves handicapé.e.s…
Cette année, dans deux films français (Tout le monde debout et Le Grand Bain), des femmes handicapées sont interprétées par… des actrices valides. Pourquoi ne pas engager des comédiennes handicapées ?
Marina : L’argument qui revient est qu’il n’y a pas d’actrice handicapée bankable pour ces rôles. Mais c’est compliqué d’en avoir une si on ne nous donne pas les rôles. C’est un cercle vicieux. On remarque que les personnes handicapées n’ont pas accès aux mêmes cours de théâtre et aux mêmes études.
L’autre problème est que les scénaristes et réalisateurs ont du mal à percevoir que les comédiennes handicapées naviguent dans la société en tant que femme, mère, amie… Elles peuvent être castées au cinéma sans que le handicap soit au centre du scénario. Aux Etats-Unis, ça commence à bouger. Dans le film Sans Un Bruit, sorti en 2018, l’actrice sourde Millicent Simmonds joue un personnage sourd. Dans l’histoire, son handicap n’est pas au centre du récit et n’est pas perçu comme quelque chose de négatif.
Les femmes handicapées ont-elles été intégrées au mouvement #MeToo ?
Elisa: Les femmes handicapées sont plus exposées que la moyenne à ces violences. Dans le mouvement #MeToo, on est restées à la marge de la marge. Il y a eu des évocations de femmes handicapées, mais c’est venu sur le tard. Au niveau de la parole politique, c’est pareil.
La seule chose qui a été mise en avant, c’est la vulnérabilité inhérente aux femmes handicapées. Or, c’est bien plus complexe. Il existe une fragilité réelle, mais il y a aussi une part de vulnérabilité qui est construite et entretenue. Sur celle-ci, on peut agir. Il faut donc en avoir conscience pour adapter les politiques et le discours.