Du corps avec handicap à l’activisme

Récit situé

Intervention d’Elena Chamorro, membre du CLHEE, à la Journée d’étude du 28 avril 2017 « Potentialités des Corps handicapés » – ENS de Lyon

INTRODUCTION

Je remercie Noémie Aulombard-Arnaud ainsi que les membres du Laboratoire Théories et Performance du Genre de l’ENS et l’équipe Politiques de la connaissance du Centre Max Weber d’avoir invité le CLHEE, Comité de Lutte Handicaps pour l’émancipation et l’égalité, à cette journée. Le CLHEE est un groupe d’activistes fondé en 2016.

J’interviens aujourd’hui en tant que membre de ce collectif.

Le thème proposé par le laboratoire pour notre intervention, « Corps handicapé et militantisme » m’a amenée, cependant, à proposer d’aborder le sujet depuis ma propre « expérience handie », pour utiliser un expression empruntée au sociologue Pierre Dufour et à vous proposer, en somme, un point de vue situé.

En effet, je me trouve ici face à de jeunes chercheurs, des spécialistes du handicap ou du corps handicapé. N’étant pas spécialiste moi-même de la question, je ne pouvais proposer une communication scientifique ni me prétendre autre chose que spécialiste de mon propre corps et de mon propre cheminement intellectuel avec ce corps. Cheminement personnel, certes, mais cependant relié à une expérience collective. Et c’est précisément parce que mon « expérience handie » et mon cheminement intellectuel vers le militantisme se rattachent à une expérience collective qu’ils présentent un intérêt.

  1. Du corps valide au corps avec un handicap

Le corps dans l’espace

À 26 ans, je me suis réveillée un jour, dans une chambre d’hôpital. J’y suis restée allongée pendant quatre mois.

Allongée, une position qui correspondait aux repères de mon corps valide. Cependant, voulant un jour pousser du pied la porte-fenêtre, je constate qu’il ne bouge pas. Je perds mes repères. Mon corps ne répond pas. Mon corps valide est hors d’usage.

«Tu es handicapée » me dit-on. On aurait pu me dire que mes jambes ne fonctionnaient pas, que les fonctionnalités de mon corps s’étaient réduites mais au lieu de ça, on m’a dit : « tu es handicapée ». Tu-sujet, es-verbe, handicapée-attribut du sujet. On pouvait donc voir ça du côté de l’addition et non pas du côté du manque. Handicapée, un nouvel attribut de moi (sujet), une particularité de plus : les syntagmes people with disabilities en anglais ou personas con discapacidad  en espagnol, rendent bien compte de cette particularité qui s’ajoute à d’autres particularités de l’individu mais qui est, elle, à nommer, car elle est censée relever du trait distinctif

J’étais devenue un sujet avec un handicap, un sujet avec un corps avec handicap, un sujet avec un trait distinctif.

J’ai quitté un jour mon lit et suis passée de la position allongée à la position assise. Assise, une position tout aussi familière pour moi. En revanche, j’étais assise sur un fauteuil roulant (ça, ce n‘était pas familier). Fauteuil roulant , symbole par excellence du handicap.

Être assis sur un fauteuil roulant veut dire qu’on ne peut pas passer, ou difficilement à la station debout, que l’on ne peut pas être «en marche»…

Plus de doute: en fauteuil roulant, j’étais bien handicapée : handicapée, attribut du sujet. Il manquait juste, peut-être, pour que j’intègre pleinement la catégorie « handicapée », qu’on m’annonce le caractère définitif de ma position assise. Voilà qui fut fait.

Le corps définitivement immobile

J’étais handicapée, ou plutôt, une fois pleinement entrée dans la catégorie, j’étais une handicapée

Mais que savais-je sur les handicapés ? Pas grand-chose. En tout cas, dans l’imaginaire collectif, dans lequel je pouvais puiser des images, des représentations, la position debout apparaissait comme symbole de la victoire contre la maladie, comme symbole du corps sain, du corps, voire de l’individu libéré d’une oppression. Debout : la position de la dignité.

La marche : symbole de la conquête de l’autonomie par l’enfant. Etre en marche, fonctionner, aller de l’avant.

J’ai cherché, ensuite, dans mon propre imaginaire, dans mes souvenirs, les personnes handicapées que j’avais pu croiser.

Je me suis souvenue qu’une fois j’avais aidé un aveugle à traverser la rue (je me souviens aussi de la sensation de bien-être éprouvée. La bienfaisance marchait dans un sens inattendu !).

Un aveugle, c’était bien un handicapé mais je ne comprenais pas trop ce qui me rapprochait à présent d’un aveugle. Pourquoi j’étais rangée dans la case « handicapés » avec des aveugles, avec des trisomiques ? Pour quoi un myope n’était-il pas rangé dans ma case ? Pour quoi étais-je séparée des myopes et assimilée aux trisomiques? Mes jambes ne fonctionnaient pas mais les yeux d’un myope ne fonctionnent pas trop bien non plus. C’était quoi alors, au juste, être handicapé ? Une histoire de degré du handicap ? De caractère définitif, visible ? Visible, ce devait être ça.

Et au fait, on vivait où quand on était un handicapé de mon espèce ? Comment on se débrouillait ?

Ma vie avec un handicap démarrait dans l’ignorance. Cette entrée dans un univers inconnu et peuplé d’images négatives me plongeait dans l’angoisse.

La rééducation à ma rescousse

Après avoir quitté l’hôpital, j’ai gagné un centre de rééducation et réadaptation fonctionnelles où l’on pouvait donner réponse à un certain nombre de mes questions et, donc, apaiser mon angoisse.

Dans le centre, on nous apprenait tout d’abord à prendre soin de notre corps « avec déficience », car il n’y avait pas que les jambes qui ne fonctionnaient plus. On nous apprenait aussi à retrouver le plus d’autonomie possible sans aide humaine. Après la marche, l’autonomie était notre deuxième obsession et aussi le but de la réadaptation.

En fonction de ce critère, autonomie du corps, les patients se divisaient en deux catégories : tétraplégiques et paraplégiques. Les deuxièmes, à leur tour, on les divisait en deux sous-catégories : ceux qui avaient les « abdos », et ceux qui n’en avaient pas (ceux dont l’atteinte médullaire se situait au-dessus de l’abdomen). Il y avait encore ceux qui retrouvaient la position debout, voire la marche. Les  hors catégorie, des hors classe !

J’appartenais à la catégorie « paraplégique sans abdos » et pouvais prétendre arriver à la fin ultime du parcours de réadaptation : les chambres du fond du couloir, dites des indépendants, dernière étape avant d’être lâchés dans ce que nous appelions « la vraie vie».

Pour atteindre la chambre des indépendants, je devais apprendre la technique pour, à l’aide de mes bras, passer de mon fauteuil au lit, au wc et à la douche. Quelques adaptations simples suffiraient à me permettre de réaliser ces gestes par moi-même.

L’apprentissage de la conduite manuelle, au moyen d’un équipement simple lui aussi, et la maîtrise du « deux roues » en fauteuil pour sauter des trottoirs allaient compléter ma formation. Bon, les balades en montagne, c’était mort mais voilà que mon corps, malgré des fonctionnalités en moins ou en dépit d’une particularité en plus, allait me permettre de reprendre une vie seule dans un appartement, de reprendre mes études, de retrouver mes copains, de reprendre ma vie là où je l’avais laissée, en attente, quelques mois auparavant.

J’ai appris, je ne le savais pas, qu’avec un corps avec handicap on pouvait vivre dans un appartement, voire être prof !

Dans le centre, l’accompagnement vers le retour à l’extérieur ne se limitait pas à l’apprentissage de gestes techniques permettant de gagner le plus possible en autonomie sans aide humaine.

D’autres clefs pour un retour « paisible » étaient données.

L’assistante sociale nous parlait de « projet de vie» ( « ah bon ?, de quoi je me mêle ? » pensais-je. Mon projet de vie, ou plutôt ma vie tout court, c’est mon affaire, non ? Du moins, ça avait toujours été ainsi). Elle nous parlait de certaines associations, de toute évidence incontournables pour la moindre démarche, la moindre information, pour avoir l’aide de tierces personnes, des renseignements juridiques, administratifs, voire pour l’accès aux loisirs.

Il y avait les renseignements, les conseils sur les aides techniques.

Il y avait aussi le sport, qu’il fallait appeler le handisport, car j’ai découvert, à ce moment-là, que lorsqu’une personne handicapée fait du sport, ça devient du handisport.

Un éducateur sportif nous parlait à tous, sans faire de distinguo entre nos personnes ou nos envies, de clubs, de compétition. Il fallait apparemment qu’on s’y mette tous et qu’on vise les Jeux Paralympiques.

Puis, il y avait les sorties dites « thérapeutiques » (souvent chez Carrefour), pour affronter l’extérieur en fauteuil et nous confronter, nous disait-on, au « regard » de l’autre (« ah bon ? Pour quoi le regard de l’autre ? C’était nouveau  aussi? Je m’y étais toujours confrontée ! Ok. Ceux qui me connaissaient allaient me demander ce qui m’était arrivé. C’était peut-être ça cette histoire de regard ? »).

Bref, le projet de vie que l’on me soumettait m’apparaissait quelque peu standardisé, désindividuant, intrusif.

C’est précisément un accompagnement dans la recherche d’un logement et une proposition concrète que l’on trouvait adaptée à moi, et que j’ai sentie comme une ingérence, qui m’a aidée à partir et à faire mon propre choix de logement.

Outre dans les pratiques, j’avais décelé des choses particulièrement étranges et aussi paradoxales dans les discours des soignants, qui m’interpellaient mais que je n’ai su identifier et théoriser que bien des années plus tard.

Les discours en concurrence et le validisme à l’oeuvre :

Le personnel soignant du centre s’employait donc de diverses façons à accompagner les patients pour l’après-centre.

Le personnel soignant du corps (aides-soignants, infirmiers, médecins) tenait un discours qui insistait sur la valorisation de nos capacités, un discours qui allait de pair avec le travail plus technique de la kinésithérapie, lui donnait du sens et qui était parallèle d’un discours autour du deuil.

Nous allions pouvoir travailler, faire des gosses, faire du sport, reprendre nos vies à l’extérieur, nous disait-on, mais à côté de ça, on était en deuil : le deuil de notre « vie de valide», de notre vie « d’avant », comme ça, en bloc.

Pourquoi ce lexique de la mort ? Pourquoi ne parlait-on pas tout simplement de continuité ?

La plupart d’entre nous avions eu des accidents : de la route, sports, chutes, agressions.

« Un accident est un événement inattendu, non conforme à ce qu’on pouvait raisonnablement prévoir, mais qui ne le modifie pas fondamentalement », nous dit le Larousse.

Evénement imprévisible, l’accident avait-il modifié, oui ou non, quelque chose de fondamental : l’essence de nos êtres.

La philosophe Françoise Armengaud définit l’essence de l’être comme « ce qu’il est vraiment, ce qui fait qu’il est ce qu’il est. Mais c’est aussi « ce qui d’un être est pensé comme immuable et éternel par opposition à son existence transitoire et périssable [1] ».

Qu’est-ce qui fait qu’on est ce qu’on est ? C’est parce que certaines de nos capacités, de nos fonctions étaient pensées comme immuables qu’on nous parlait de mort de nous-mêmes?

On était quoi, au juste : des vivants incapables, des morts capables, des morts vivants ?

Il y avait le discours du « deuil de nous », qui se prolongeait par le discours de la perte et vice versa .

À ce propos, ceux d’entre nous qui ont vécu une expertise en vue d’une indemnisation financière à la suite de leur accident, ont constaté qu’ils étaient indemnisés sur cette idée de perte, perte d’une chance : préjudice matrimonial, préjudice esthétique, préjudice professionnel, préjudice de maternité…

Notre corps avait perdu, en réalité, de la valeur marchande et on nous donnait des sous pour ça. Mes cicatrices ont été mesurées par des experts, puis chiffrées.

Mon corps était un corps dévalué : moins vendable, moins exploitable, moins désirable. C’est cela que concluait une bonne évaluation d’expert.

J’étais capable, me disait-on dans le centre, de tout ce pourquoi l’expertise m’indemnisait ; l’expertise ne parlait pas de ce dont j’étais capable. Elle parlait surtout de ma très prévisible mort sociale future, malgré mes capacités.

Permettez-moi, à présent, un petit ex cursus pour évoquer une pratique qui donne libre cours à l’expression d’un discours paradoxal, eu égard au discours valorisant de la rééducation, qui a été mise en place dans le centre où j’ai été « rééduquée » après mon départ. En effet, il est proposé aux patients en rééducation d’aller témoigner de leur vécu de primo-handicapés auprès de collégiens ou d’automobilistes ayant enfreint le code de la circulation, l’idée étant d’alerter sur les conséquences insoupçonnées des comportements à risque sur la route.

Outre le fait que d’un point de vue éthique l’instrumentalisation du vécu de personnes fragilisées par un traumatisme récent dans un but prétendument altruiste me semble contestable, nous voyons que ce qui est à l’œuvre ici est l’exposition, la monstration du corps handicapé, du corps réduit à son aspect lésionnel, qui est donné à voir sur le seul aspect perte, incapacité, contrainte et comparé dans une vision strictement médicale au corps valide considéré, lui, capable et sans contrainte. Un discours donc, dévalorisant du corps handicapé qui s’inscrit dans une pensée binaire.

Le discours sur le corps handicapé est porté dans ces ateliers par des personnes n’ayant aucun recul sur le vécu avec un handicap et n’ayant comme bagage expérientiel que les préjugés validistes et l’imaginaire négatifs qui s’y attachent. [2]

Il s’instaure ainsi, dans ces rencontres, un dialogue de corps valide « déchu » à corps handicapé potentiel où la nostalgie, parfois la culpabilité des uns vont rencontrer la peur, le voyeurisme et l’apitoiement des autres.

Parfois, des ateliers sont réalisés par des personnes ayant un peu plus de vécu sur le handicap. Tout comme dans certains spots publicitaires de la sécurité routière, les récits s’appuient sur des vécus avec un handicap, mais ne portent pas un discours politisé sur celui-ci. Les difficultés sociales liées au handicap sont mises sur le compte du handicap lui-même, présenté par ailleurs comme intrinsèquement dramatique.

Ces pratiques, qui s’inscrivent dans les narrations «handicap=incapacité», « handicap=drame », « handicap=fardeau », s’accordent mal avec le discours dédramatisant et valorisant adressé aux patients dans les centres ainsi qu’avec les objectifs réparateurs, au sens large, de la rééducation et réadaptation fonctionnelles  [3]:

Elles sont en accord et servent, en revanche, le discours validiste de la Sécurité routière et de la médecine en général, dont la médecine de rééducation peine à se distancer. Ces pratiques ne vont pas dans le sens de la prévention « au minimum inévitable » des conséquences psychiques et sociales des déficiences et capacités [4], qui est l’objectif affiché de la médecine de rééducation. Bien au contraire, elles participent à la construction d’une vision dévalorisante du corps handicapé dont on connaît les conséquences néfastes au quotidien.

Deux discours principaux (et contradictoires) se détachent donc, dans mon souvenir. L’un dédramatisant, valorisant, focalisé sur les capacités, l’autre dévalorisant, tragique, centré sur l’incapacité. Cependant, ces deux discours pouvaient se décliner de façon plus complexe, ou plus précise.

Charles Gardou propose une classification des différentes représentations du handicap, dans Handicap, corps blessés et cultures[5]. Il y établit huit modèles, qu’il présente comme fonctionnant par paires opposées.

Tous ces modèles me semblent plus ou moins présents et plus ou moins imbriqués dans les discours conscients et inconscients du personnel et dans les pratiques du centre.

Le modèle bénéfique, dans lequel le handicap est conçu comme une expérience de transcendance, de dépassement de soi est présent au travers notamment du discours du handisport. Le modèle fonctionnel, qui s’intéresse aux retentissements fonctionnels de la lésion et le soustractif, qui conçoit le handicap comme  quelque chose en moins qui renvoie à l’incapacité, au manque à compenser, inspirent fortement les pratiques de la médecine de rééducation. Le modèle additif, qui représente le handicap comme quelque chose que la personne porte comme un fardeau, comme une charge (la personne, et par extension, je pense, la famille et la société) est particulièrement présent dans les discours des ateliers de prévention routière. On peut même dire que le modèle maléfique, qui conçoit le handicap comme stigmate, dévaluation, mort préside les évaluations d’experts. Un autre mode d’évaluation serait possible, plus inspiré du modèle fonctionnel. Il faut cependant dire, à la décharge des experts évaluateurs, qu’ils compensent financièrement des conséquences sociales bien souvent réelles.

Pour conclure cette partie sur la multiplicité des discours, je voudrais évoquer une anecdote qui m‘avait particulièrement marquée. Cela s’est passé à peu près à deux mois de mon arrivée. Les patients récemment accueillis dans le centre, comme moi, n’étaient pas mélangés aux anciens patients en ré-hospitalisation mais une fille tétraplégique a dû être hospitalisée en urgence. Un lit était disponible dans ma chambre, elle y est donc venue. Son copain était avec elle. Elle avait été blessée au Stade de Furiani à Bastia lors de l’effondrement de l’une des tribunes en 1992. Son copain assistait au match également. Lorsqu’elle a quitté ma chambre, une infirmière est venue m’expliquer qu’elle avait touché un gros pactole à la suite de son accident, et que c’est pour cette raison que son compagnon était restée avec elle.

Le ton pour la vraie vie était donné.

  1. Du corps avec un handicap au corps handicapé

Suite du discours

A ma sortie du centre, je me suis installée dans un appartement.

J’ai très vite retrouvé mes collègues de la fac, où j’avais eu un poste de lectrice. J’ai très vite aussi eu affaire à ce que je suis capable de qualifier maintenant de validisme attitudinal. Celui-ci s’exprimait de façons diverses. Cela pouvait aller de la secrétaire qui, au lieu de me serrer la main, comme quelques mois auparavant, me passe la main dans les cheveux, au collègue qui me suggère de me payer les services d’un prostitué pour pratiquer le sexe avec mon nouveau corps.

Baignant dans une impression de surréel, j’ai beaucoup pensé à cette période au dramaturge espagnol du Siècle d’Or Calderon de la Barca.

À son Sigismond de La vie est un songe, qui peine à faire la part entre le rêve et la réalité :

« (…) puisque nous sommes dans un monde si étrange

que vivre n’est que rêver, et que l’expérience

m’enseigne que l’homme qui vit rêve ce qu’il est,

jusqu’au moment où il s’éveille » [6]

J’ai pensé aussi à son acte sacramental, Le Grand Théâtre du monde qui reprend la métaphore du monde comme une scène de théâtre. Dieu-l’Auteur, met en scène des personnages allégoriques – le Riche, le Pauvre, la Beauté. Après avoir joué leur rôle dans la vie, ils sont récompensés ou châtiés avant leur mort.

Je me disais que tout se passait comme si Dieu-L’Auteur, avait interrompu la pièce avant ma mort, m’avait rappelée sur scène et m’avait changé mon rôle. Du coup, les répliques que les autres personnages m’adressaient n’étaient plus les mêmes. Sauf que moi, j‘avais l’impression qu’il y avait juste un accessoire de plus dans ma mise en scène. J’étais le même personnage. Handicap, nouvel attribut du sujet. Fauteuil, nouvel accessoire de mon personnage.

Mon monde connu, jadis familier, étant devenu fou, tous étant devenus des Quichottes, je suis allée à la rencontre de ceux qui incarnaient les personnages que j’étais aussi censée incarner.

Je suis allée, sans à priori, à une rencontre organisée par une association de personnes handicapées dont je tairai le nom. Quelques personnes jouaient sans conviction au scrabble dans une salle à l’ambiance glauque. Des jus bon marché en tétra brik étaient posés sur des tables marrons en formica. J’ai eu une envie immédiate de rebrousser chemin. Je pense que c’est une ambiance mouroir, un parfum de résignation, que j’ai perçu par la suite dans quelques maisons de retraite, qui m’a provoqué une sensation immédiate de malaise et une envie de fuite.

J’ai aussi tenté les clubs handisport. Mon identité mise à mal, j’étais peut-être, à travers ces démarches, tout simplement en quête identitaire. Peut-être, tout simplement à la recherche  de ce qu’apporte le sentiment d’appartenir à une communauté, sentiment que j’étais en train de perdre. Léonora Miano, dans un texte dont le titre est précisément La communauté[7] dit à ce propos:

« (…) tous ces gens cherchent, sans s’en apercevoir, (…) l’endroit où ils peuvent s’abandonner, souffler un peu, cesser de se sentir jugés, auscultés, évalués, sommés de préciser ce qu’ils sont » .

Le validisme attitudinal m’éloignait de mes connaissances d’avant mais je ne trouvais dans cette communauté nouvelle rien à partager. D’ailleurs, ce n’était pas une communauté qui s’était elle-même cherchée, qui s’était constituée de façon volontaire et spontanée, pour se protéger, se défendre ou se retrouver. C’était une communauté artificielle, que l’on avait fabriquée, construite. Un communautarisme qui, curieusement, ne gênait personne. Cette communauté formait un espace étrange et séparé de celui qui avait été le mien jusque-là et dans lequel je ne pouvais trouver de place. Et avec mes amis, les projets devenaient difficiles :

Des vacances ensemble ? Oui, mais pas de chambre accessible dans l’appart qu’ils avaient choisi. D’ailleurs, dans aucun des hôtels du lieu de vacances ? Le car ? « -Non, tu ne peux pas ».

« Un week-end à Paris ? » « -Qui prend un taxi avec moi ?  -On te rejoint là-bas, nous on prend le métro. Ah oui, mais nous, on y est dans 10 minutes, nous ».

« -Ou alors, tu loues une bagnole adaptée conduite au volant, non ? -Ah, y en a qu’une sur Paris et elle déjà est prise ».

« -Il y a un service de transport spécialisé mais il faut faire un dossier, mais il est réservé aux résidents, mais seule une personne peut venir avec moi ».

Le théâtre ? « -Il y a des marches mais on te porte, on gère. -Ah, mince mais ils ne veulent pas te laisser entrer pour des raisons de sécurité .Bon, on, on va voir autre chose mais on ne peut pas être tous les 5 ensemble. Tu es dans un emplacement spécifique avec un accompagnateur, toi»

Loisirs, travail, vie personnelle. Tous mes désirs, tous mes projets étaient entravés, empêchés.

L’empêchement était tantôt le fait d’une personne, de plusieurs, d’un règlement, mais le plus souvent d’un système…

La réadaptation, m’apparut alors comme une véritable arnaque. Capable d’une certaine autonomie, des accompagnateurs m’étaient imposés dans certains lieux, par manque d’accessibilité ou par décision arbitraire. On m’avait vendu la came du « plus d’autonomie possible », une came que seule la COTOREP semblait prendre en compte pour évaluer à la baisse mes besoins en aide humaine (l’ancêtre des MDPH s’appelait comme ça, COTOREP). La réadaptation avait ceci de positif qu’elle proposait une alternative à l’institution, certes. La réadaptation nous préparait à « compenser » notre handicap, mais aussi, en réalité, à le gommer au maximum pour être intégrables, comme le signale HJ Stiker dans Corps infirmes et sociétés[8].

La culture de la réadaptation est celle qui produit, majoritairement, les super héros de Jeux Paralympiques, les handicapés du dépassement de soi, ceux du handicap positif, ceux qui ne sont pas à guérir, ceux dont le handicap est compensable, les potentiellement productifs, ceux qui alimentent les articles de presse qui font croire que toute réussite ne dépend que de l’individu. C’est la culture qui, exigeante avec l’individu est dérresponsabilisante avec la société. Héros ou loosers, c’est comme ça que la chose est présentée

Quoi qu’il en soit, moi, on m’avait « réadaptée », donc, pour que je me débrouille seule chez moi, on m’avait appris à conduire pour que j’aille dans mon club handisport et, si possible, pour que je bosse, que je sois productive car bosser, c’était le summum de l’intégration. Voilà le rôle que l’on m’avait préparée à jouer. Le mot rééducation prenait tout son sens.

Éduquer : développer chez quelqu’un, un groupe, certaines aptitudes, certaines connaissances, une forme de culture

Faire acquérir à quelqu’un les usages de la société (Larousse).

Pour de plus vastes espaces et projets, autres que ceux du domicile, du club handisport, le monde était hostile ; mon corps était handicapé, n’était pas prévu dans les usages de la société : J’étais handicapée, pas attribut du sujet, handicapée, participe passé. Handicapée au sens passif du terme car, un corps qu’on empêche, un corps qu’on handicape est un corps handicapé. Le terme est très bien choisi

Ainsi, je me suis trouvée exclue soit par rejet explicite soit par l’impensé. Je me suis trouvée ségréguée, y compris dans tout espace où j’étais autorisée, car la ségrégation n’a pas besoin des murs de l’institution pour exister. Celle-ci n’en est que le degré ultime. Rejetée, tantôt avec condescendance, tantôt avec violence. Lentement, séparée de l’espace des miens.

J’ai poursuivi ma quête et tenté un autre angle d’approche pour cerner cette réalité nouvelle qu’il m’était donné de vivre. Une approche cette fois-ci plus intellectuelle. Ainsi, un an après ma sortie du centre, en 1995, j’ai passé un DEA en Linguistique et rédigé un mémoire qui portait sur la désignation du handicap. Textes de loi, textes produits par les personnes handicapées, textes de la presse écrite généraliste, enquêtes…

Comment parlait-on du handicap, comment était-il traduit en mots ? Quelles représentations, quels discours derrière les mots qui nous disent, que nous disons ou ne disons pas ou ne voulons pas dire?

La loi de 1975 en faveur des personnes handicapées[9], officialise le terme « handicapé » avec quelques occurrences en tant que substantif mais surtout en tant qu’adjectif : personne handicapée, travailleur handicapé). L’adjectif donnant des informations sur le nom, c’est bien cet usage, qui devrait prévaloir ; le nom servant, lui, à désigner, à nommer une catégorie d’êtres ou de choses, à la distinguer d’autres catégories, ou bien à désigner, à nommer un individu, un élément de cette catégorie, à le distinguer des autres. Le substantif nous essentialise, donc.

La personne handicapée, qu’il s’agissait alors de normaliser, d’intégrer, y compris bien entendu dans le monde du travail, ne pouvait plus être désignée par le terme « invalide », que les dictionnaires définissent comme « qui n’est pas en état de mener une vie active, de travailler » ou encore « infirme », dont on retient en premier lieu la faiblesse : « qui n’est pas ferme, solide, résistant » (Littré) . D’autres désignations, comme débile mentale, devront attendre 1987 pour disparaître des textes légaux.

Les exemples mentionnés montrent le double objectif de ces textes de loi :

  1. transformer le langage pour le faire correspondre à une nouvelle vision politique du handicap
  2. bannir les termes chargés de connotations négatives et déterminer ainsi ce qui est à dire ou à ne pas dire : le politiquement correct, d’un point de vue légal.

Ils montrent aussi, d‘une part, que le langage opère sur le réel et, d’autre part, que le réel opère sur le langage. Le terme handicapé, ou plutôt, le syntagme « personne handicapée » opère sur le réel en jouant l’indistinction par le truchement de la polysémie. Il dit la/les déficience(s), la/les incapacité(s) et le désavantage social découlant de la déficience. Le troisième sens est extensif à toute situation sociale de désavantage (y compris sans handicap). Un terme qui nomme dans l’indistinction, qui agglutine, qui en même temps dilue, efface par sa polysémie…

Mais nommer les handicaps dans l’indistinction, ça a aussi pour effet d’agglutiner les différentes incapacités et de masquer peut-être ainsi les potentialités de chaque catégorie de handicap, de chaque individu. Ce terme a été volontiers adopté dans l’usage mais pour désigner presque exclusivement les handicapés moteurs. Aucune autre désignation n’entre d’ailleurs pas en concurrence avec lui :

pour aveugle nous avons malvoyant,

pour sourd, malentendant,

pour paralysé, il y a… handicapé (paralysé est d’ailleurs tombé en désuétude. Il ne demeure que dans le nom d’une grande association dont il n’y a pas que le nom qui soit à dépoussiérer).

L’enquête que j’avais réalisée pour mon mémoire montrait que valides et handicapées s’accordent à peu près sur la façon de nommer les personnes handicapées mais non pas sur la façon de nommer ceux qui ne sont pas porteurs de handicap.

L’une des questions posées était : «comment nomme-t-on les personnes qui n’ont pas de handicap ? »

Face au « valide », « non handicapé » qui figurent dans les réponses des personnes handicapées que j’avais interrogées, on trouve « sain » ou encore « normal » pour les réponses des valides.

De l’enquête se dégageait donc que :

-d’une part que les personnes valides avaient une désignation propre pour se désigner : normal, sain- qui implicitement renvoyait le handicap à l’anormalité et à la maladie.

-d’autre part, que les personnes handicapées n’avaient pas de langage propre, pas de terme propre, en tout cas, pour s’auto-désigner.

Nous n’avions pas choisi notre nom. N’étions-nous donc que ce que les autres disaient que nous étions ou que nous n’étions pas ?

J’ai voulu poursuivre mes recherches sur le handicap mais j’ai eu, à l’époque, des difficultés à trouver des directeurs de recherche que le sujet pouvait intéresser. J’ai donc décidé de me fondre, me confondre, travailler, me normaliser.

Affronter difficultés, obstacles, humiliations, règles absurdes,   barrières physiques et mentales pour y parvenir. J’ai payé le prix quotidien de « l’intégration ».

J’ai eu l’occasion de parler des entraves rencontrées, des discriminations subies au quotidien avec des collègues, des amis, pour certains engagés, militants de gauche, de mouvements LGBT. Une anecdote m’a particulièrement marquée. Nous avions un séminaire dans des locaux de l’IUFM. Il avait lieu au 4e étage sans ascenseur. Face à ce constat, assez en colère, j’ai décidé de rentrer chez moi. Une collègue, qui rédigeait une thèse sur Germaine Tillion (admiratice d’une résistante !), n’pas compris mon geste et m’a « expliqué » qu’en refusant de me faire porter, je me privais de ce que le séminaire pouvait m’apporter (certains valides aiment expliquer la vie aux personnes handicapées. C’est ce que j’appelle l’ablesplaining). Ma collègue me renvoyait ainsi à ma déficience, qui était l’obstacle à l’accès, et naturellement, je devais accepter d’être portée car mes limites fonctionnelles ne me permettaient pas de monter des marches. Je devais m’adapter, moi, à un état de fait qu’elle n’était pas capable de remettre en cause. Elle s’est désolidarisée de ma contestation qui, de surcroît, n’en était pas vraiment une.

Face à des problèmes d’accessibilité, de discrimination, mes collègues militants engagés de gauche réagissaient souvent par des « oh, c’est pas pratique ! », par des « il faut que tu ailles voir une association»… Certains sont allés même jusqu’à m’expliquer l’impossibilité d’adapter des lieux publics, évoquant le coût de l’accessibilité.

Mes collègues, souvent Blancs, souvent hétéros se disaient anti-racistes, anti-homophobes. Les hommes étaient féministes… Mais aucun d’entre eux n’a jamais été capable de politiser la question du handicap, de faire la connexion, tout seul comme un grand, avec n’importe quel combat contre l’oppression ou pour la défense des droits de l’homme qui apparemment leur tenait à cœur sans apparemment bien comprendre de quoi ça retourne. Il faut dire, à leur décharge, que la ségrégation spatiale dont nous avons été historiquement l’objet, notre placement en dehors des espaces communs, a pu leur faire croire que l’espace public leur appartenait, qu’il était pour eux un droit naturel et   que nous n’y étions que des invités, notre place étant dans des lieux spécialisés, adaptés à nous. Alors, quand on n’est pas chez soi, eh bien on ne fait pas comme chez soi, on s’adapte.

   3. L’appel du militantisme

Il faut que tu ailles voir les associations…, me disait-on.

Mais les associations, dont je recevais les revues, me semblaient tenir un double discours. Et je ne me reconnaissais dans aucun de ses discours, à vrai dire.

En 2000, j’ai découvert l’existence d’un parti politique : le Collectif de Démocrates Handicapés. Le fait que ce soit un parti politique et non pas une association m’a séduite d’entrée. La dimension politique que le substantif démocrate donnait à l’adjectif « handicapé » aussi. Mais le CDH, paradoxalement, se voulait apolitique et avait comme stratégie la pratique de l’entrisme. Lors des élections municipales de mars 2001[10], le CDH est allé démarcher les candidats de la gauche et de la droite républicaine qui accepteraient deux conditions[11]: placer les candidats CDH en position éligible et intégrer à leurs programmes les quelques revendications concrètes qu’il avait élaborées :

«Application immédiate du quota de 6 % de handicapés dans la fonction publique; relèvement de 1 500 francs de l’allocation adulte handicapé et indexation sur le Smic; création d’une commission d’enquête parlementaire sur «la discrimination et la maltraitance des handicapés». Les deux autres priorités portaient sur la budgétisation d’un «plan Marshall» d’adaptation des transports et lieux publics et l’intégration scolaire des jeunes handicapés.

Nous avons entrepris également l’élaboration d’un guide participatif, avec des propositions concrètes, en réunissant l’expertise de chaque participant, dont les handicaps étaient tous différents. Si la différence de handicap a été une richesse et nous a permis d’aborder la question dans sa globalité, les différentes visions politiques des uns et des autres ont été source de conflit. Il était naïf de penser qu’il pouvait en être autrement. L’incompatibilité de ma vision politique avec celle de certains a fini par me pousser vers la porte assez rapidement. J’étais concerné par le handicap, certes, comme les autres, mais j’étais aussi une femme de gauche. J’avais grandi à l’époque de la Transition, puis des premières années de la démocratie espagnole. J’ai été très tôt politisée dans cette période qui l’était aussi de façon très marquée.

Un autre motif de discorde, important, est apparu lorsqu’on a abordé au CDH la question de l’assistance sexuelle. Le souvenir du collègue qui, à mon retour du centre de rééducation m’avait suggéré de contacter un prostitué est revenu immédiatement à ma mémoire dès lors que la question a été évoquée. Dans l’esprit de ce collègue, mon corps blessé, ma position assise semblaient renvoyer ma sexualité à la marge, à une sexualité de la marge. Je ne suis pas sûre, par ailleurs, qu’il n’aurait pas été prêt à remplacer le travailleur du sexe que, selon lui, il me fallait, histoire, bien sûr, de me rendre service, car comment voir les choses autrement ? Assumer une relation sexuelle avec une personne handicapée n’est pas chose aisée, éprouver du désir pour une personne handicapée est encore souvent considéré comme relevant d’une conduite déviante. Visiblement, certaines personnes handicapées, dont beaucoup de mes collègues du CDH, avaient intériorisé cela tout comme le fait que leurs corps n’étaient pas désirables. Ainsi, le recours à une sexualité « particulière », pour eux, leur semblait le prix à payer (c’est le cas de le dire) pour avoir accès à la sexualité. Ils avaient intériorisé ça, tout comme d’autres ont intériorisé que pour monter des escaliers et avoir accès à une formation au sein d’une ESPE, il faut se faire porter. Comment faire ? Il faut bien composer avec la réalité. C’est le principe de réalité même ! Est-ce que j’avais d’autres solutions ? Mais est-ce de principe de réalité qu’il s’agit ou, encore une fois, d’acceptation d’un état de fait que l’on ne conteste pas, auquel, on s’adapte, avec lequel, au fond, on compose ?

Certains de mes anciens camarades du CDH ont continué de revendiquer cette prostitution « spéciale » que certains appellent « inclusive » et qu’ils réclament au nom de leur émancipation ! Quelque chose aurait dû pourtant leur mettre la puce à l’oreille : l’accueil enthousiaste de cette proposition de la part de ceux qui ont toujours organisé leurs vies, des associations qui gèrent les établissements, des directeurs qui y ont interdit les relations sexuelles ; ceux-là même qui ont toujours contrôlé leur corps et leurs vies sont favorables à l’assistance sexuelle parce que, au fond, elle est une nouvelle forme de contrôle du corps handicapé, un système permettant de tenir à l’écart la sexualité des personnes handicapées de la sexualité banale ou banalisée des valides. Car le tabou dont on parle tant autour de la sexualité des personnes handicapées n’est que le tabou d’une sexualité à la fois « mixte » et égalitaire. Instaurer un système qui cadre notre sexualité perpétue ce tabou.

Certains défenseurs de l’assistance sexuelle parlent de démarche subversive, révolutionnaire. La seule subversion dans la démarche de l’assistance sexuelle consiste, à mon sens, dans la subversion que ses défenseurs opèrent autour de concepts comme patriarcat, émancipation ou validisme. Cette solution, qui renvoie la sexualité des personnes handicapées à la solution accompagnée, experte, thérapeutique, est à l’opposé de l’émancipation. C’est, au contraire, une nouvelle pierre posée à l’édifice de l’oppression.

L’assistance sexuelle, en somme, m’apparaissait déjà à l’époque comme une réponse de la société validiste à la sexualité du corps handicapé. Une réponse de la bienpensance handiphobe qui instaure une nouvelle forme de ségrégation. J’avais une ambition autre pour ma vie de personne handicapée et une autre vision des relations humaines et de la société que celle que propose l’assistance sexuelle.

La question de l’assistance sexuelle a marqué une étape de plus dans ma prise de conscience vers la forme de militantisme que je devais rechercher.

J’ai pris conscience, en premier lieu, que le seul fait d’être concerné par le handicap ne peut pas suffire à fédérer autour de certaines revendications, aussi basiques et fondamentales qu’elles soient. Je devais chercher des gens concernés par le handicap dont la vision politique, dont les filiations idéologiques seraient proches des miennes. Je devais, ensuite, chercher des gens qui avaient compris que c’est à nous, personnes handicapées, de construire la société que nous voulons pour nous, en fonction de nos besoins et désirs propres. Ma vie empêchée l’était non seulement par l’absence de prise en compte de mes besoins mais aussi par la façon dont on répondait à mes besoins, par la façon dont une société majoritairement valide entendait traiter la question du handicap.

La liberté que j’ai éprouvée lorsque j’ai voyagé dans des pays dits sous-développés, ou moins développés que le nôtre, où les politiques du handicap sont pratiquement inexistantes, m’a confortée dans cette idée. Alors que des bus parisiens avaient refusé de m’accepter avec mon compagnon également en fauteuil (car il est interdit de monter à deux fauteuils), à Santiago du Chili, le conducteur est descendu du bus, a appelé un voyageur et nous a aidés à monter dans le bus. Rien n’était prévu pour l’accès mais rien n’avait été construit non plus pour organiser l’oppression. En Argentine, au Vénézuela les théâtres étaient rarement accessibles mais personne n’a prétendu veiller à notre sécurité ni ne nous a rejetés en ayant recours à ce prétexte. A Cuba, en Turquie, au Maroc, il n’y a pas beaucoup de handisport mais on ne m’a pas interdit d’activité sportive ou de loisir au prétexte que cela devait se faire avec un groupe de handicapés dans les créneaux prévus, car Cuba et la Turquie n’ont pas encore construit l’externalisation de l’institution, comme l’a fait la France.

Il fallait, en définitive, que je me batte contre ce que ce qui s’était construit prétendument pour répondre à mes besoins mais qui, en réalité, corsetait mes choix, ma liberté d’action, ma vie.

  1. L’éveil de la conscience. Un pas de plus dans la déconstruction

Après mon départ du CDH, je suis passée par une étape de militantisme individuel. Un militantisme de la missive, missive à double fonction : militanto- cathartique.

J’étais décidé à ne plus me taire. Si je suis passé par des étapes où je me suis tue, fondue c’est parce que je répondais inconsciemment à une injonction de la société validiste, qui aime tout particulièrement le handicapé qui n’est pas rabat-joie, qui se tait, ne se plaint pas et redouble d’efforts pour se conformer à ce qu’on attend de lui : le handicapé du combat sympathique, de la victoire individuelle dont j’ai déjà parlé. La personne handicapée doit se conformer à certains rôles assignés et ce n’est que lorsqu’elle se conforme à ces rôles qu’elle a droit à la parole et qu’elle est visibilisée. Le rôle d’agitateur, de contestataire est souvent antipathique, pas trop grand public. Il l’est pour nous d’autant plus qu’il n’est pas du tout prévu dans notre cahier des charges( Charles Gardou ne l’a pas envisagé dans ses modèles!). Ainsi, beaucoup de personnes handicapées, élevés dans la culture de la soumission et de l’assistanat, ont du mal à le prendre.

C’est un rôle, celui du contestataire, qui déconcerte, dérange, fâche, que l’on met volontiers sur le compte de l’aigreur inhérente à notre infirmité.

J’avais adopté donc ce rôle hors programme, à travers ce militantisme de la missive, qui s’est avéré usant et inefficace, car le militantisme, pour être efficace, ne peut pas être individuel.

En 2012, le hasard a voulu que je m’inscrive sur Facebook. Par hasard aussi, j’étais tombée un peu avant cette date sur un texte qu’Elisa Rojas avait écrit dans un ouvrage coordonné par Charles Gardou[12]. En lisant ce texte, j’avais reconnu la personne que j’avais un jour vue, par hasard encore, s’exprimer dans l’émission « Arrêt sur images » à propos du Téléthon, et dont le discours m’avait semblé très en phase avec le mien. Je suis entrée en contact avec Elisa Rojas via Facebook; nous avons correspondu et en 2013, au moment du projet de report de la loi de 2005, pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, elle m’a proposé de me battre aux côtés de quelques autres personnes concernées contre le report du volet accessibilité de cette loi.

Notre expérience d’activisme à travers le collectif « Non au report » nous a fait prendre conscience de la nécessité de continuer de nous battre. Nous avons pris conscience qu’un militantisme, non sujet à des conflits d’intérêts, relié aux autres combats pour l’émancipation et inscrit dans une logique intersectionnelle n’existait pas en France et était nécessaire. Nous avons rédigé un manifeste, un texte fondateur qui nous fédère et guide toutes nos actions et discours. Nous sommes un collectif encore jeune, informel. Pour l’heure, les réseaux sociaux sont notre moyen d’action principale.

D’aucuns, comme le sociologue Zygmunt Bauman, sont sceptiques quant à l’efficacité des réseaux sociaux et de ce qu’il appelle « activisme de canapé »[13]. Je considère, pour ma part, que sans les réseaux sociaux, notre activisme à nous n’aurait jamais pu voir le jour.

L’éloignement géographique, les problèmes de mobilité, (liés non pas tellement à nos déficiences mais, entre autres, au manque de transports accessibles, aux insuffisances en aides humaines), rendent difficile la rencontre. Les réseaux sociaux nous ont permis donc de nous trouver, de nous rencontrer ensuite et aussi d’entrer en contact avec d’autres activistes handicapés proches de nous idéologiquement, qui se mobilisent ailleurs qu’en France et avec qui on échange, dont on s’inspire et qu’on inspire, qui nous soutiennent et que nous soutenons. Les réseaux sociaux nous ont permis aussi d’entrer en contact avec d’autres   minorités (ou plutôt minorisés) en lutte.

Ils ont été, enfin, une première tribune (que personne d’autre ne nous avait offerte) pour relayer nos discours. Des discours que nous n’avons pas forcément inventés mais qu’on n’entendait pas en France, et qui ont, cependant, une audience possible. Des discours éloignés du compassionnel, du caritatif, qui politisent la question du handicap, qui parlent du respect de nos droits et du respect de nos personnes  et qui le font à travers des démarches autres que les très démagogiques et inefficaces sensibilisations au handicap qui, dans ses multiples et peu imaginatives modalités, sont faites pour et souvent par des valides et que nous remplaçons, en gros, par des sensibilisations au validisme (pour les personnes handicapées, en priorité)[14].

Nous sommes conscients qu’il est difficile d’échapper à une certaine perception de soi avec laquelle on s’est construit. Difficile de se déconstruire, d’autant plus que le flou artistique règne et que ceux qui entretiennent les oppressions récupèrent le langage de l’activisme et vident de leurs sens ses concepts. Mais ce n’est que conscients et libérés de tous les « régimes de vérité » construits à partir d’un regard dominant, normatif, que nous pourrons construire, nombreux, notre propre narration sur nous et que nous pourrons mener, nombreux,   nos propres combats. Langage, discours, représentations déterminent les attitudes, les pratiques, les politiques à notre égard. Construisons notre propre langage, imposons les représentations de nous-mêmes que nous voulons ; tout est questionnable et à questionner, à commencer par la notion même de différence, construite à partir de l’acceptation de l’idée d’une norme qui nous exclut. Questionner la notion de différence ne suppose pas pour autant nier notre identité handicapée. Bien au contraire, il s’agit de l’affirmer, de la défendre -pour défendre aussi nos droits-, et de la faire respecter comme partie intégrante de la diversité humaine.

Dans le teaser d’un documentaire d’Amandine Gay, « Ouvrir la voix »,  des activistes noirs constataient que beaucoup de personnes ont du mal à dire le mot Noir, auquel ils préfèrent Black. Eux, en revanche, n’avaient pas de problème à se dire Noirs. Ils sont noirs.[15]

De même, nous, nous n’avons pas à nous gommer, nous n’avons pas à chercher à « oublier notre handicap », comme le ressassent les discours validistes. Ce n’est pas le handicap qui est à oublier, ce sont les situations qui nous le rappellent qui sont à combattre. Nous n’avons pas non plus, à mon sens, à nous désigner comme des « personnes en situation de handicap », qui seraient à tout moment, en tout lieu « en situation de handicap ». Nous cherchons, justement à les éliminer un jour, ces situations de handicap. Et quand la situation de handicap disparaîtra, le handicap restera et nous ne devons pas avoir peur ni honte de le dire. Nous devons, en revanche condamner et combattre, y compris légalement, toute utilisation à caractère dénigrant du terme handicapé ou de tout terme faisant allusion à un handicap. Tout comme nous pouvons à présent combattre tout propos raciste, homophobe, sexiste, nous devons nous battre pour pouvoir combattre tout propos, pratique ainsi que toute politique validistes.

CONCLUSION

Pour conclure ce long exposé sur le parcours qui m’a amenée jusqu’au militantisme au sein du CLHEE, je dirai que le contact avec des personnes concernées par d’autres formes de handicap, proches de moi par leur vision politique, m’aide à avancer dans un processus de déconstruction nécessaire.

Comme je l’ai dit, j’ai grandi et me suis construite sans contact aucun avec le handicap mais en ayant certainement intériorisé un bon nombre de préjugés, d’idées reçues à propos de celui-ci. Jeune adulte, je me suis, si je puis dire, reconstruite comme handicapée. Dans le lieu où on m’a éduquée à être handicapée, on me présentait l’autonomie, la non-dépendance d’un tiers, comme le but à atteindre. J’ai lu un jour la réponse d’un médecin rééducateur à la question « qu’est-ce que c’est que le handicap ? ». Parce que quand certain(e)s journalistes veulent savoir ce qu’est le handicap, ils s’adressent aux médecins. Ce médecin a répondu : « le handicap est la dépendance ». Moi, au contact des collègues de « Non au report », puis du CLHEE, j’ai appris ce qu’est la Vie autonome, j’ai compris même que la dépendance n’est pas le propre du handicap. J’ai poursuivi au sein du CLHEE, au contact d’autres, en réfléchissant et en avançant avec d’autres, une déconstruction de ma double construction validiste : celle que j’avais absorbée valide, puis handicapée réadaptée.

Et je dirai ce qu’est pour moi, avec plus de 20 ans de recul, l’expérience du handicap, car c’est à l’un de nous qu’il faut poser cette question. En tant que valide qui le vit soudainement, le handicap est l’expérience de la déchéance de droits, un itinéraire vers l’exclusion et une expérience d’oppression

J’ai évoqué précédemment Le Grand Théâtre du Monde de Calderon de la Barca, et dit que lorsque je suis devenue handicapée, j’avais l’impression que Dieu-L’auteur, dans cette pièce de théâtre que nous jouons, m’avait rappelée en coulisses pour changer mon rôle. Et ce nouveau rôle n’est, en soi, ni mieux ni pire que mon rôle d’avant, ni que les autres rôles à jouer dans la pièce. Ce rôle, et son accessoire, je l’ai endossé, sans pour autant renoncer à mon libre arbitre ou à la possibilité d’inventer mon propre jeu dans les mêmes conditions que les autres personnages de la pièce.

Notes

[1] ARMENGAUD, « ESSENCE, philosophie  », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 4 mars 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/essence-philosophie

[2] http://www.msr83.fr/action-pedagogique-alternative-aux-poursuites-a-la-a450.html

[3] http://claude.hamonet.free.fr/fr/art_readapt.htm

[4] « La médecine de rééducation et de réadaptation est une spécialité qui a pour rôle de coordonner et d’assurer la mise en application de toutes les mesures visant à prévenir ou à réduire au minimum inévitable les conséquences fonctionnelles, physiques, psychiques, sociales et économiques des déficiences ou des incapacités. Elle comporte la mise en œuvre méthodique des actions nécessaires à la réalisation de ces objectifs, depuis le début de l’affection, jusqu’à la réinsertion du patient dans son milieu ambiant et dans la société. » (Fédération européenne de médecine physique et de réadaptation).

[5] https://www.cairn.info/revue-recherches-en-psychanalyse-2006-2-page-29.htm

[6] Calderon de la Barca, La vie est un songe,Paris, Le livre de poche classique, p.51

[7] Lénora Mirano, Écrits pour la parole, Paris, L’arche, 2012, p.31

[8] Corps infirmes et sociétés. Essais d’anthroplogie historique.Duonod, Paris 2005. p.137

[9] Loi n° 75-534 du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes handicapée.

[10] http://www.lexpress.fr/informations/la-voix-des-handicapes_640798.html

[11] http://www.leparisien.fr/yvelines/les-handicapes-s-imposent-dans-la-campagne-27-02-2001-2001985876.php

[12] Le handicap par ceux qui le vivent, Charles Gardou. Eres, Monts 2011.

[13] http://cultura.elpais.com/cultura/2015/12/30/babelia/1451504427_675885.html.

[14] Lors du débat qui a suivi la présentation du présent exposé, une personne présente dans la salle m’a interrogée sur mon point de vue au sujet de ce qu’on appelle les « mises en situation ». Les mises en situation posent, à mon sens, plusieurs problèmes. Elles sont des sensibilisations au « handicap » en ce sens que, encore une fois, elles mettent les difficultés et les barrières auxquels sont confrontées les personnes handicapées sur le compte de leurs limitations fonctionnelles. Il faut combattre ces approches qui dépolitisent la question du handicap.

Il n’est pas étonnant que des hommes politiques soient adeptes de ces mises en situation qui tournent plutôt à la mise en scène car elles permettent de faire semblant de se saisir d’une question alors qu’il n’en est rien. En termes de bénéfice d’image, c’est très payant. Qu’un homme politique, une star du showbiz descende de son piédestal pour approcher les damnés de la terre est un geste charitable toujours très apprécié.

Ces démarches sont absurdes, par ailleurs, parce qu’une expérience d’oppression vécue tout au long de l’existence ne peut être perçue en se bandant les yeux cinq minutes ou en se bouchant les oreilles un quart d’heure, sans compter que ces « sensibilisations » tournent souvent à l’expérience ludique, ce qui est très mal vécu par beaucoup d’entre nous.

Se pose aussi le problème de l’usurpation de la parole de la personne handicapée, car c’est de plus en plus des journalistes valides qui tentent l’expérience et en rendent compte.

Une autre personne présente dans la salle a évoqué les sensibilisations à la langue de signes et souligné l’importance d’expérimenter certaines réalités au travers du corps.

Ce n’est pas tant le fait de se saisir de la question de cette façon qui pose problème. C’est le fait, j’insiste, de ne pas pointer les vrais problèmes. Cependant, l’expérience au travers du corps est faussée. Un corps valide posé sur un fauteuil roulant sera toujours un corps valide et non pas un corps handicapé. Pour ne donner qu’un exemple, une personne valide, qui emprunte une rampe qui dépasse le pourcentage prévu légalement n’aura pas de problème pour la monter alors qu’elle sera insurmontable pour un paraplégique dit « haut ».

Si je parle de sensibilisations au validisme c’est en somme parce que sensibiliser au validisme, qui est l’oppression subie en raison du handicap, doit être réellement l’objectif (qui peut être aussi raté, certes). Il ne viendrait à l’esprit de personne de proposer des sensibilisations à l’homosexualité plutôt qu’à l’homophobie ni de proposer à une femme hétérosexuelle d’embrasser une autre femme pour la sensibiliser à l’homosexualité.

En matière de handicap, on en est là.

[15] https://www.youtube.com/embed/Ue5QOr24TcM

Journée du 28-04-17