J’ai loupé ma vie d’héroïne

Par Elena Chamorro, membre du CLHEE

Je suis une ancienne valide devenue paraplégique et comme tout valide qui devient  paraplégique, je suis allée dans un centre de rééducation. Un valide devenu handicapé, ça se rééduque, on lui propose « un projet de vie » au programme duquel il y a du sport. D’ailleurs, la consécration ultime d’une vie de paraplégique est d’aller aux Jeux Paralympiques. Un paraplégique qui gagne une médaille, c’est un paraplégique résilient. Boris Cyrulnik l’a dit !

Voilà, du bonheur servi sur un plateau. Y a plus qu’à consommer.
J’ai consommé. Mea culpa.

Sortie du centre de rééducation, un peu paumée, j’ai ressenti le besoin de rencontrer d’autres paraplégiques, pour voir un peu à quoi ressemblait mon espèce. J’ai donc décidé de faire du tennis de table dans un club, parmi mes nouveaux miens. Au bout de deux ou trois années, voilà que je me suis retrouvée médaillée de bronze aux championnats de France et sollicitée pour intégrer l’équipe de France. Ayant frôlé la tétraplégie, j’aurais pu propulser ma carrière en forçant un peu pour me retrouver dans cette classe de handicap.

J’aurais pu épouser cette vie faite de défis, de dépassement, de transcendance. Sillonner la France de Parthenay à Echirolles, de Rezé à Bourg-en Bresse, de gymnase en complexe sportif. Retrouver régulièrement la dizaine de pongistes handicapées de France qui jouent en National pour parler d’allocations, rebonds et pneus crevés ( un peu comme dans Vestiaires mais version raquettes, voyez ?). J’aurais pu être invitée par Sophie Davant pour raconter mon aventure extraordinaire et vous donner une leçon de vie en direct-live .

Mais voilà qu’un jour, le club me propose d’aller à un repas avec les Lions. Mais oui, ceux qui ont inventé le joli slogan-épouvantail «si tu prends ma place, prends mon handicap ». A la fin du repas, on me demande de me laisser photographier aux côtés de ces messieurs philanthropes qui, au lieu de rester dans l’entre soi, ouvrent une fois par an leur portefeuille et les portes de leurs grands cœurs à ces malheureux zandicapés pour qu’il fassent du sport entre eux .

Cette photo que je n’ai pas voulu faire a signé la fin de la vie héroïque à laquelle j’étais promise. Handisport, je t’emmerde.

J’ai repris mes esprits, le cours de ma vie accidentée et ramené ma fraise devenue incongrue dans des lieux où je n’étais plus attendue : un amphi de fac , une maternité, une scène de théâtre, un club de sports nautiques, voire un supermarché bio. Hors des rails, loin des miens, j’ai commencé ma vie d’infirme aigrie, celle qui m’a permis de comprendre que ce qui m’avait rebutée au moment de faire la photo des Lions s’appelle du tokénisme. Puis, en chemin, j’ai trouvé d’autres miens qui n’ont rien d’héroïque mais qui ont la conscience bien plus aiguisée que la plupart de mes exceptionnels copains handisportifs .Ils comprenaient le tokénisme, eux, et ils ont eu sur moi un effet, je ne sais pas comment dire… résilient.