Par Elena Chamorro, membre du CLHEE
Les Petits Citoyens, un programme de la Fédération Léo Lagrange, association reconnue d’utilité publique agréée par l’Éducation nationale propose, entre autres outils pédagogiques, une série animée pour sensibiliser les enfants du primaire à des sujets de citoyenneté et de société.
Un épisode consacré au handicap ( https://www.youtube.com/watch?v=Xw1ANtJJkHg )
explique comme suit son scénario et les objectifs visés :
« Agathe s’est cassé la jambe, et avoir une jambe immobilisée, c’est sacrement handicapant ».
Les petits citoyens mettent tout en œuvre pour aider leur amie mais l’école n’est pas tout à fait adaptée. Comment améliorer les choses ? Et comment sensibiliser leurs camarades sur le handicap ? »
Au début du clip, Agathe annonce à ses camarades qu’elle devra garder son plâtre pendant cinq semaines, ce à quoi son ami Arthur répond:
«Ah, c’est nul ! Tu vas rester handicapé tout ce temps ? Tu ne peux plus courir, tu ne plus sauter, tu ne peux plus (…) C’est un peu comme si tu avais un handicap. Rien que pour te déplacer ou pour monter les marches, c’est compliqué !
Pour renforcer visuellement ce message, le personnage tape sur son front avec la paume de sa main à la suite de l’annonce d’Agathe, puis, affiche un large sourire lorsqu’il s’imagine en train de sauter ou de courir.
Le handicap est ainsi présenté d’emblée comme quelque chose de «nul », de négatif et comme une entrave au bonheur. C’est ce que des chercheurs en études critiques du handicap ont identifié comme « théorie de la tragédie personnelle ». Le handicap est aussi représenté comme un manque. La difficulté à se déplacer s’explique, quant à elle, par l’incapacité à marcher.
Cette vision n’est autre que celle du modèle médical du handicap, contesté depuis les années 60 par les activistes handicapés.
Dans ce modèle, le handicap est le fait de l’individu. Il est ainsi demandé à l’individu de s’adapter à la société : « Tu vas devoir t’adapter » dit Gary à Agathe et, pour dédramatiser la situation, il lui rappelle que son handicap ne durera que quelques semaines.
L’approche du modèle médical s’oppose à celle du modèle social du handicap, qui perçoit ce dernier comme le résultat de l’inadéquation de la société aux spécificités de ses membres. L’origine du handicap est donc considérée comme externe à l’individu.
Bien que Gary, un autre des personnages de la série, explique qu’il y a des aménagements qui «facilitent » les déplacements des personnes handicapées («rendent possible» aurait été plus exact), il n’évoque pas la dimension environnementale du handicap ni n’insiste sur les droits des personnes handicapées à évoluer dans un environnement non handicapant. Rien n’est dit sur l’obligation légale d’accessibilité de l’école ni sur les conséquences en termes de discrimination en l’absence de celle-ci. Aucune allusion, donc, n’est faite au modèle social du handicap ni au modèle des droits humains qui en découle.
La première partie du clip se clôt après l’explication de Gary concernant les équipements pour les personnes handicapées. Il conclut de la sorte:
« Il faut toujours faire attention aux gens qui nous entourent. Pour leur venir en aide s’ils en ont besoin ».
Si cette remarque bon enfant ne peut être que consensuelle dans l’absolu, replacée dans le contexte d’un clip qui parle de handicap, elle ancre le discours dans une perception de la personne handicapée comme un être dénué d’agentivité.
Cette perception s’oppose à celle des activistes handicapés anti-validistes, qui réclament non seulement de déterminer eux-mêmes leurs besoins mais aussi de sortir d’une vision charitable et « assistentielle » du handicap permettant d’évoluer vers celle de la Vie autonome, dans le cadre de laquelle les personnes handicapées, si elles en ont besoin, bénéficient de l’aide d’un assistant personnel. C’est donc un environnement adapté et l’aide humaine, si celui ne suffit pas, qui permettent leur émancipation.
Une deuxième partie, à partir de 1’25 complète la définition du handicap, considéré cette fois-ci par rapport à la validité dans une relation d’opposition binaire basée sur les notions capacité vs incapacité.
Gary observe :
« C’est vrai qu’on ne se rend pas compte de cela lorsqu’on a toutes ses facultés ».
Sarah, un autre personnage de la série, complète :
« Tu sais, il y a des handicaps qui se voient et d’autres pas mais dans les deux cas, il y a des choses que l’on ne peut pas faire ».
Cette façon de concevoir le handicap correspond à une vision à la fois valido-centrée et valido-normée, contestée, entre autres, par les tenants de la théorie crip. Autant la vision médicale du corps ( centrée sur l’organisme) que les visions capacitiste-validiste (axées sur la fonctionnalité du corps) configurent la production du corps normatif. La théorie crip, mais aussi le modèle culturel du handicap ou le modèle de la diversité fonctionnelle rejettent la norme d’intégrité organique et fonctionnelle qui délimite de façon arbitraire ce qui est normal et ce qui ne l’est pas.
Si cette deuxième partie du clip reprend et complète la définition du handicap ébauchée dans la première partie, elle reprend aussi la question de l’accessibilité. En effet, Agathe se plaint de la difficulté à circuler dans les couloirs trop étroits de l’école. P’tite Marianne propose alors d’imaginer des solutions pour rendre la circulation plus aisée dans l’école. Ils évoquent ainsi, pêle-mêle, l’adaptation des locaux et des initiatives relevant d’attitudes paternalistes et protectrices dont ils sont à l’origine.
On a évoqué plus haut que l’accessibilité n’était pas mentionnée en tant qu’obligation légale. On voit ici que les luttes des personnes handicapées pour la conquérir sont aussi invisibilisées, tout comme elles le sont dans les programmes scolaires, comme le signale Cécile Morin dans un article paru sur le site du CHLEE, puis publié par la revue Aggiornamento Hist-géo. Mais question invisibilisation, cela va plus loin dans la troisième partie du clip, à partir de 2’36.
P’tite Marianne parle à Arthur- personnage de la série- de Nadia, une élève autiste que l’on ne voit pas. Le personnage handicapé est invisibilisé, absent. Objectifiée, Nadia n’existe qu’à travers la parole de P’tite Mariane, qui explique à Arthur que Nadia est autiste :
« Nadia est autiste. C’est un handicap mental »
De nouveau ici, la définition mise dans la bouche de P’tite Mariane contraste avec celle des militants concernés, en l’occurrence autistes anti-capacitistes, qui ne considèrent pas l’autisme comme un handicap mental, ni même comme un handicap cognitif mais qui se définissent comme neurodivergents. Pour eux, l’autisme est une situation de handicap découlant de l’inadaptation de la société aux particularités des personnes autistes.
A cette scène succède la scène finale, qui se situe quelques semaines plus tard et qui démarre à partir de 3’20. Le discours d’Agathe ainsi qu’une pancarte déployée sur la façade de l’école laissent supposer que les petits citoyens -valides- ont organisé une journée de sensibilisation censée permettre de dépasser la peur que leurs invisibles camarades handicapés leur inspireraient. Mais, justement, le slogan de la pancarte, « Prends mon handicap », est une version abrégée de celui estampillé par le Lions club pour être inscrit sur des panneaux devant les places de stationnement réservées aux personnes détentrices du macaron GIC-GIG. Ce slogan, « Si tu prends ma place, prends mon handicap », qui a fleuri dans toute les communes de France, incite à une sorte d’empathie inspirée par rien d’autre que la peur du handicap, fantasmé comme condition tragique et peu enviable.
Enfin, Gary conclut que l’on devrait tous apprendre à se connaître sans préjugés et s’entr’aider.
On peut affirmer que si tel était le message à faire passer, c’est quelque peu raté car, loin de briser les préjugés, ce clip contribue à modeler le regard des enfants valides, pour lesquels il est conçu, en prenant appui sur une vision médicale, à la fois passéiste et validiste du handicap. Le clip défend, en outre, des approches et des pratiques condamnées par les personnes concernées par le handicap, dont la parole, les discours et les luttes sont invisibilisés.
Un scénario où les élèves handicapés auraient eu leur place, leur mot à dire, plus proche de la réalité qu’ils vivent à l’école ( faite de ségrégation, d’exclusion et discriminations) aurait été possible. Un tel scénario aurait donné des pistes aux élèves, valides et handicapés, pour réellement améliorer les choses (en évoquant le respect des droits des élèves handicapés, par exemple) et des pistes pour savoir comment sensibiliser non pas au handicap mais au validisme (en questionnant les représentations culturelles dominantes, par exemple).
Pour cela, il aurait fallu que le comité d’experts qui conçoit les clips de Les petits citoyens en appelle à l’expertise de ceux qui vivent ces discriminations, parmi lesquels on trouve des militants mais aussi des chercheurs et des pédagogues. Ce scénario alternatif aurait été, enfin, plus en accord avec l’ambition de la Fédération Léo Lagrange dont les programmes visent à « casser les déterminismes et à œuvrer pour la transformation sociale ». Mais un tel scénario, aurait-il bénéficié de l’agrément de l’Éducation Nationale ?