Assistance sexuelle: «un bond colossal en avant» pour mieux reculer

écrit par Elena Chamorro

A la veille de la tenue de la cinquième Conférence Nationale du Handicap, Sophie Cluzel, secrétaire d’État aux personnes handicapées, a annoncé qu’elle avait saisi le Comité Consultatif National d’Éthique en vue de relancer le débat sur l’assistance sexuelle pour cette catégorie de population.

L’un des arguments dont se prévalent les partisans de ce service consiste à dire que celui-ci existe déjà dans d’autres pays. C’est également cet argument que l’on a dernièrement entendu de la bouche de Sophie Cluzel qui ne s’est jamais tournée, en revanche, vers les pays qui ont mis un terme à l’institutionnalisation pour les citer en exemple. Cette question semble bien plus tabou que celle de la sexualité des personnes handicapées, qu’il suffit d’évoquer pour exciter-la curiosité- de la société en général et des journalistes en particulier. Une question tabou, donc, et pour cause puisque la France, entend continuer à institutionnaliser les personnes handicapées. En effet, peu après que Sophie Cluzel a annoncé la relance de ce débat autour d’un service prétendument humaniste et avant-gardiste, Emmanuel Macron annonçait de son côté, lors de la Conférence Nationale du Handicap du 11 février dernier, la création de 6000 places en établissement spécialisé pour enfants et adultes handicapés1. Rappelons à cet égard, une énième fois, que l’institutionnalisation va à l’encontre de la Convention des Droits des Personnes Handicapées et que la France ne semble pas prête à mettre en application les recommandations de la rapporteuse spéciale de l’ONU qui, à la suite de sa visite en France en octobre 2017, avait demandé de prendre le chemin menant vers la désinstitutionnalisation dans un rapport intitulé «Mettre fin à la privation de liberté fondée sur le handicap 2», comme le rappelle également un texte publié sur le site du Collectif Luttes et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation( CLHEE3).

Ainsi, au vu de ce projet, l’objectif affiché d’Emmanuel Macron lors de son discours du 11 février, consistant à permettre à chacun de vivre une vie libre et digne se transforme en vœux pieux, et ce même s’il entend affirmer sa volonté par l’évocation de ce qui apparaît à beaucoup comme une preuve manifeste de respect de la liberté et de la dignité : le droit à une vie sexuelle :

« c’est le troisième objectif que je veux nous assigner, c’est permettre à chacune et chacun de vivre une vie digne, une vie libre.

 (…) c’est tout ce qui a été lancé ces derniers jours pour le droit à une vie sexuelle. C’est de la dignité et cela ne doit pas être un tabou dans notre société4».

Mais puisque notre secrétaire d’État nous encourage à regarder ce qui se passe à l’étranger, tournons-nous, par exemple, du côté de l’Espagne pour examiner la façon dont les militants se sont saisis de la question de l’assistance sexuelle. Dans ce pays, l’un des principaux théoriciens de l’assistance sexuelle, Antonio Centeno, est aussi le fondateur de la Oficina de Vida Independiente (bureau pour la Via Autonome) de Barcelone5. L’assistance sexuelle, pour la grande majorité des militants espagnols concernés – qui la défendent dans le cadre du projet Tus manos, mis manos, porté par le Foro de Vida Independiente et Divertad6 s’inscrit dans l’optique de la Vie Autonome7 et n’est proposé qu’aux personnes qui n’ont pas accès à leur propre corps- pour se masturber ou explorer leurs corps- ou aux couples de personnes handicapées qui ne peuvent pas avoir des relations sexuelles sans l’aide d’un tiers. La relation sexuelle avec l’assistant est exclue du service.

L’assistant sexuel ne reçoit pas de formation, c’est la personne qui le guide en fonction de ses besoins, de ses envies. Sur la rubrique qu’ Antonio Centeno consacre à l’assistance sexuelle sur son site on lit :

 Le travail de l’assistant ne consiste pas à exciter la personne assistée, ni de l’exciter ni de s’exciter elle-même ou de ressentir du plaisir. Son travail ne consiste pas non plus à éduquer ou à réaliser une intervention thérapeutique . Elle est purement instrumentale.8

Dans sa version française, l’assistance sexuelle est surtout portée par un collectif, Ch(s)ose, émanant de l’Association des Paralysés de France, association gestionnaire d ‘établissements, et par l’association APPAS. Sophie Cluzel, avec la saisine du CCNH, veut répondre à la demande de ces associations avec l’objectif de passer à une conception de la personne handicapée comme « sujet de droits » et non pas comme « objet de soins 9» . Elle ne veut pas créer un réseau de prostitution, concevoir ce service de la sorte est pour elle « totalement ridicule, à côté de la plaque ». Elle veut, enfin, se tourner vers les pays où la pratique a été mise en place «  pour voir comment les personnes ( les assistants) ont été formées ».

L’APPAS présente cependant l’assistance sexuelle comme suit 10 :

« L’accompagnement sexuel est un engagement humaniste et humanisant ». « (…) L’accompagnement sexuel est une forme de prostitution à visée thérapeutique ».

Outre le fait que la pratique est définie comme de la prostitution, le choix des qualificatifs qui la définissent dénote clairement une approche misérabiliste dont l’objectif s’inscrit dans une optique des soins.

L’un des assistants formés par l’APPAS, Fabrice Flageul, invité à l’émission de Jean-Marc Morandini11 rendait bien explicite son approche expliquant qu’il exerce ce métier dans un but que l’on peut qualifier de charitable puisqu’il s’agit pour lui de répondre à la « détresse » et au « désarroi » des personnes handicapées ( à noter que son engagement humaniste lui rapporte 150 euros, c’est-à-dire 16,6% du montant de l’AAH)12.

Par ailleurs, L’APPAS, tout comme CH(o)Se, proposent des formations. Les stagiaires de l’APPAS sont « des professionnel(le)s du sexe souhaitant être formé(e)s aux arcanes ( sic) de l’accompagnement sexuel ou des professionnel(le)s du médico-social, du social et du sanitaire, désirant (…) être également formé(e)s à l’accompagnement sexuel ».

Les formateurs, quant à eux, sont psychologues, sexologues et « des personnes dont l’expertise dans le champ du handicap et de l’accompagnement à la vie intime, affective et sexuelle est avérée ». Pour ce qui est de ces derniers, leur expérience sexuelle leur vient apparemment d’une formation sur le tas.
La formation du collectif CH(o)se propose, entre autres :

« des exercices sexo-­‐corporels, des mises en situation, une analyse de son propre parcours et de ses propres représentations, des témoignages, etc ».

Devançant les désirs de Madame Cluzel, Ch(o)se est allée voir ce qui se fait en matière de formation dans les pays ou le service a été implanté puisqu’ils ont déjà organisé des formations conjointement avec l’association suisse Corps et Solidaires et délivré des « certifications 13».

A la lumière de cette brève comparaison, il apparaît clairement que les Espagnols du Foro de Vida Independiente y Divertad et les Français de Ch(o)se et l’APPAS ne revendiquent pas la même chose ni ne parlent pas tout à fait de la même chose.

En ce qui me concerne, j’ai déjà exprimé ma position personnelle sur toute modalité d’assistance sexuelle dans un texte co-signé avec le CLHEE en 2015 14 et il n’est pas mon propos ici d’exprimer de nouveau mon avis personnel sur le sujet. Cependant, je tiens à mettre en avant brièvement quelques points qui font écho aux constats que le CLHEE faisait et qui confortent leur analyse de la question. Les membres de Tus manos, mis manos reconnaissent que l’assistance sexuelle n’est qu’une modalité de travail sexuel qui, comme le CLHEE le signalait dans son texte, ne nécessite pas de formation spécifique. Les personnes handicapées qui souhaitent accéder à leur propre corps peuvent donc déjà faire appel aux services des travailleurs sexuels.

Ils reconnaissent également, comme le signalait aussi le texte du CLHEE, que la demande est essentiellement masculine et que les assistants sont également majoritairement des hommes. Ils ne concluent pas, en revanche, au caractère intrinsèquement sexiste du dispositif. Ils appellent plutôt les femmes à s’en saisir afin de combattre à travers lui le sexisme structurel de la société qui l’influence et, selon eux, le dévoie15.

La comparaison des deux visions de l’assistance sexuelle, l’espagnole de Mis manos et la française de Ch(o)ose et de l’APPAS, permet en outre de constater que les français s’inscrivent de façon bien plus nette dans une vision charitable de la personne handicapée et surtout qu’elle compose avec la culture de l’institution qui domine le paysage et qui entend perdurer.

L’assistance sexuelle n’est peut-être d’ailleurs qu’une stratégie à laquelle les associations gestionnaires d’établissement s ‘accrochent pour assurer leur survie. En effet, ce service prétendument humaniste leur permet d’afficher une image bien-traitante d’un principe intrinsèquement maltraitant basé sur la ségrégation, la restriction de la liberté, la violation, en somme, des droits des personnes handicapées.

À bien y réfléchir, le droit à une vie sexuelle qu’ Emanuel Macron appelle de ses vœux, ne serait-il pas remis en question que dans le cadre de l’institution?

Les institutions ont de tout temps cadré la vie intime, sexuelle et reproductive de leurs résidents : interdiction d’avoir des relations sexuelles, stérilisations… L’assistance leur offre une nouvelle modalité de contrôle des corps handicapés et de cadrage de leur sexualité. Pire encore, en proposant des formations «  certifiantes » aux personnels du médico-social qui y travaillent, en les « sensibilisant » à la dimension sexuelle des personnes handicapées au lieu d’envisager en priorité une véritable éducation sexuelle des concernés, on encourt le risque de multiplier les abus sexuels que ce milieu fermé favorise.

La liberté et la dignité des personnes qu’Emmanuel Macron appelle de ses vœux est de toute évidence incompatible avec la vie en institution à laquelle il n’a pas l’intention de mettre un terme.

Contrairement donc à ce qu’affirme Sophie Cluzel dans l’article de Le Monde sus cité, l’assistance sexuelle ne permet pas de bond colossal en avant dans la bientraitance, pas plus qu’elle ne permet pas de regarder différemment la personne handicapée.

Contrairement à ce qu’elle affirme, la société n’a pas mûri, en tout cas, le pan de la société qu’elle représente et plus particulièrement le milieu associatif dont elle provient. Ce milieu s’était réjoui lors de sa nomination, et pour cause16. Lors de l’une de ses premières sorties officielles, la nouvelle secrétaire d’État avait visité des habitats partagés, appelés à tour de rôle logement inclusif, voire colocations. Une nouvelle modalité d’institutionnalisation qu’Édouard Philippe souhaitait étendre à tout le territoire et dont la volonté apparaît confirmée par le discours d’Emmanuel Macron lors de la dernière Conférence Nationale du Handicap.

En cohérence avec ce projet de ré-institutionnalisation déguisée des personnes handicapés, le gouvernement a voté la Loi Elan, qui a remis

en question le principe d’accessibilité au logement ordinaire prévu par la loi pour l’égalité des chances de 2005. La Prestation de Compensation du handicap permettant justement l’exercice d’une vie Autonome, par l’octroi d’une aide individualisée, est également remis en question, puisqu’une PCH mutualisée est proposée aux colocataires de l’habitat partagé (autant dire qu’ils payent avec leur PCH le personnel de leur petite institution).

A noter, au passage, que sur le plan éducatif, le gouvernement souhaite « mettre le paquet » sur les apprentissages17, peut-être dans le but de remplir les ESAT gérés par les associations ?

En définitive, on constate que le projet de l’assistance sexuelle s’inscrit dans la volonté gouvernementale de cadrer la vie des personnes handicapées et de rendre presque impossible de sortir des rails fixés par le politique.

La ré-institutionnalisation en petits établissements gérés par les associations gestionnaires et des communautés catholiques18, la formation par l’apprentissage, le sexe charitable cadré et tarifé …. Voilà les contours de la société dite inclusive que, avec le concours de ses associations partenaires, le Macronisme conçoit pour nous. Voilà la liberté et la dignité pour nous, selon eux.

1 https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/02/11/conference-nationale-du-handicap

2 http://www.embracingdiversity.net/files/report/1549899369_ahrc4054fr.pdf

3 https://clhee.org/2019/02/28/les-institutions-sont-des-lieux-de-privation-de-liberte/

4 https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/02/11/conference-nationale-du-handicap

5 https://asistenciasexual.org/asistencia-sexual/

6 Mes mains, tes mains, projet sur l’assistance sexuel du Forum pour La Vie Autonome et la Diverté ( néologisme formé à partir des termes dignité et liberté).

7 Le Mouvement pour la Vie Autonome a été fondé par un groupe d’étudiants handicapés, opposés à la vie en institution spécialisée qui ont créé un système autogéré de services qu’ils assuraient eux-mêmes .

8 La persona asistente no tiene entre sus tareas excitar a la persona asistida, ni excitarse ella, ni sentir placer, ni educar ni intervenir terapéuticamente, su intervención es puramente instrumental” in https://asistenciasexual.org/asistencia-sexual/. Traduction vers le français faite par nos soins.

9https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/02/09/le-gouvernement-relance-le-debat-sur-l-assistance-sexuelle-des-personnes-handicapees_6028986_3224.html

10 https://www.appas-asso.fr/index.php/guide-de-laccompagnant-sexuel-le/

11 https://www.jeanmarcmorandini.com/article-415996-exclu-un-assistant-sexuel-pour-personnes-handicapees-parle-en-direct-a-visage-decouvert-ca-ne-me-derange-pas-qu-on-me-traite-de-prostitue-mais-ce-que-je-fais-est-medical-video.html

12 Il évoque aussi une prestation auprès d’une femme handicapée qui, selon lui, qui après avoir eu des relations sporadiques avec des hommes valides avait conclu qu’ils étaient venus se taper une « handie » et ne cherchaient pas de relation sérieuse. Une vision alternative moins empreinte de stéréotypes sexistes aurait permis à cette femme de comprendre qu’une relation sexuelle ne conduit pas forcément au mariage et que ce qui s’était passé était aussi qu’une femme, accessoirement handie, s’était tapé un mec, accessoirement valide. Une lecture dénouée de validisme intériorisé lui aurait permis de voir qu’elle n’a nullement besoin de payer un mec valide pour avoir du sexe et surtout que ce n’est que dans le cadre d’un validisme assumé que l’option payante se présente comme plus souhaitable.

13 http://www.chs-ose.org/media/01/02/1173872979.pdf

14 https://clhee.org/2016/04/20/nous-ne-sommes-pas-des-indesirables/

15 https://asistenciasexual.org/tus-manos-mis-manos-asistenciasexual-org-cumple-un-ano/

16 « C’est l’une des nôtres » s’était exclamé avec réjouissance Alain Rochon , président de l’APF, l’une de plus grosses associations gestionnaires d’établissements. https://www.faire-face.fr/2017/05/17/cluzel-handicap-gouvernement-macron/

17 https://informations.handicap.fr/a-etat-met-paquet-apprentis-handicapes-11513.php. Les apprentissages, une voie jugée «royale »par Muriel Pénicaud et Sophie Cluzel qui s’inscrit dans le cadre de la loi pour la Liberté de choisir son avenir professionnel ( LOL) du 5 septembre 2018. Les volets apprentissages vise deux publics: les jeunes en situation de handicap et ceux issus des quartiers prioritaires de la ville( savourez !)

18 https://blogs.mediapart.fr/elena-chamorro/blog/150617/decatholicisonslehandicap-propos-de-lexotique-aventure-simon-de-cyrene