Par Elena Chamorro
Le 28 avril dernier à Berlin, Le Center for International Justice et l’Institut Gunda Werner ont organisé un gala pour célébrer la contribution de Kimberlé Crenshaw au féminisme et à l’anti-racisme dans le monde entier.
Pour cette occasion, une anthologie sur le concept d’intersectionnalité de Kimberlé Crenshaw et son œuvre dans son ensemble a été publiée.
Cette anthologie rassemble des textes courts et personnels qui mettent en lumière les raisons pour lesquelles le travail de Kimberlé Crenshawa été transformateur pour les contributrices parmi lesquelles se trouve Elena Chamorro, du CLHEE.
Texte en français.
Être catapultée dans la catégorie «handicapée» du jour au lendemain, comme ce fut mon cas, est une expérience particulière et étrange. Sans vécu aucun de cette nouvelle identité qui nous est soudainement apposée, on n’a que le cadre de références du valide ou de la valide que l’on a été jusque-là pour l’appréhender. Le handicap est perçu ainsi, d’emblée, comme une tragédie ne pouvant conduire qu’à une vie malheureuse; le corps est, lui, objectivé comme moins valable et ayant moins de valeur. Cependant, certaines personnes, parmi lesquelles je me compte, se réapproprient leur corps de façon aimante et modifient la lecture dominante de l’expérience du handicap pour l’appréhender surtout comme un vécu de discrimination, d’exclusion, d’oppression.
Bien que consciente des discriminations et oppressions systémiques tout comme de la similitude de mon expérience avec celle d’autres minorisés, il m’a fallu longtemps pour savoir qu’il existait une notion qui mettait un nom sur mon vécu personnel. Cette notion, le validisme, m’a permis de trouver la grille de lecture qui expliquait à la fois le désamour des corps handicapés et les violences de toutes sortes qu’on leur fait subir. C’est en lisant des textes d’activistes anglo-saxons que j’ai eu connaissance de ce terme et par ce même biais j’ai entendu pour la première fois le concept d’intersectionnalité de Kimberlé Crenshaw, qui est venu compléter le cadre nécessaire à l’analyse de mon expérience vitale de femme handicapée dans une perspective moins réductrice que celle du seul angle d’approche du validisme.
Je milite à présent dans le CLHEE, un jeune collectif d’hommes et femmes handicapé.e.s qui s’emploie précisément à interpréter et à expliquer les réalités qui sont les nôtres à la lumière du validisme, tout en inscrivant celui-ci dans une logique intersectionnelle.
En France, les principales associations représentatives des personnes handicapées ne peuvent pas être considérées comme des militantes de l’anti-validisme. Bien au contraire, leurs discours confortent souvent l’idéologie validiste. Mais au-delà de leurs discours, dans les faits, leur principale activité est la gestion d’institutions et il est utile de rappeler à ce propos que l’institutionnalisation est condamnée par la Convention Internationale des Droits des Personnes Handicapées( CIDPH) de l’ONU.
Les mouvements féministes français, quant à eux, font allusion aux femmes handicapées encore trop rarement, souvent de façon anecdotique et dans une méconnaissance quasi-totale de la spécificité de leurs réalités, les nommant sans pour autant parvenir à les rendre visibles. Certains y font allusion en adoptant une optique clairement validiste. Il n’existe, de plus, qu’une seule association de défense des femmes handicapées qui, si bien elle tient compte de la double discrimination subie par celles-ci, ne se réclame pas du féminisme intersectionnel.
Aussi, la dimension anti-validiste de notre combat, qui plus est dans une perspective intersectionnelle, est à la fois rare et novatrice dans le paysage des mouvements de défense des droits humains en France.
Toutefois, si l’on s’intéresse, à titre d’exemple, à deux mesures parmi les plus récentes du gouvernement actuel, on perçoit à quel point la plasticité du concept forgé par Kimberlé Crenshaw permet une analyse affinée et nécessaire des répercussions des politiques qui nous concernent.
Le gouvernement de La République en Marche a récemment voté une loi, connue sous le nom de Loi Elan, qui revient sur l’obligation posée par la loi dite de 2005 de construire tous les logements neufs se situant en rez-de chaussée ou desservis par ascenseur dans le respect des normes d’accessibilité. Avec le vote de la loi Elan, seul 20% des appartements de nouvelle construction seront accessibles. Les effets discriminatoires de cette loi ont été dénoncés par certaines associations de personnes handicapées : la difficulté pour obtenir un appartement accessible va contraindre beaucoup d’entre elles à vivre en institution. On n’ a cependant pas suffisamment pointé les conséquences résultant de l’interaction classe, genre et handicap. Les hommes et femmes handicapés les plus pauvres, celleux incapables de financer les travaux nécessaires pour rendre accessible un logement et encore moins d’acheter un terrain pour y construire une maison, n’auront souvent que le (non) choix de l’institution. Les institutions, que d’aucuns défendent pour leur intérêt comme lieu de protection, sont, au contraire, un milieu dont le caractère fermé et la faiblesse des contrôles extérieurs, favorise des abus, y compris sexuels régulièrement révélés par les médias et touchant principalement les femmes.
Outre la Loi Elan, une décision vient d’être adoptée qui prévoit le maintien de la prise en compte des revenus des conjoint.e.s pour réduire, voire supprimer l’Allocation aux adultes handicapé.e.s. La dépendance financière vis à vis des conjoint.e.s, qui se double souvent d’une dépendance physique, n’affectera pas non plus de la même façon toutes les personnes handicapées. Elle exposera les plus dépendantes d’entre elles et tout particulièrement les femmes, presque deux fois plus sujettes que les femmes valides aux violences physiques et sexuelles de la part de leur partenaire et, par ailleurs, moins bien prises en charge, pour des raisons, entre autres, d’accessibilité des lieux d’accueil pour les victimes.
Cette illustration, bien que superficielle, montre l’intérêt d’une approche intersectionnelle pour faire ressortir les différents effets d’une même mesure au sein de notre communauté( les discriminations dans les discriminations) mais elle met aussi en évidence comment la vulnérabilité des femmes handicapées est construite politiquement, alors qu’elle est communément présentée comme quelque chose d’inhérent à leur condition.
Le concept d’intersectionnalité me semble être donc une grille d’interprétation qui rend compte avec pertinence des spécificités qui découlent du croisement des situations de discrimination et éclaire sur les moyens de les combattre mais il est surtout à mes yeux, par sa porosité, un outil précieux de décloisonnement des luttes susceptible de favoriser empathies et convergences bénéfiques pour tous.
Lien vers l’anthologie : en anglais et en allemand.