par Elena Chamorro, membre du CLHEE
Charité vs solidarité
Ce n’est pas un scoop, « l‘infirme », tout comme le pauvre, est nécessaire à l’écosystème catho. En effet, le nanti a besoin du nécessiteux pour maintenir un ordre social où chacun est à sa place et où chacun tient son rôle. Celui du nécessiteux consistant à permettre au nanti d’exercer la charité qui lui ouvrira les portes du paradis.
Dans le but de faire vivre les valeurs de charité et de partage à la sauce évangélique, Yann Bucaille Lanrezac, entrepreneur catholique fortuné, décide un jour « d’apporter du rêve aux plus fragiles », le temps d’une journée, en les invitant pour la modique somme de 15 euros à faire une sortie en mer à bord de son catamaran Ephata.
« A bord de leur voilier, « Ephata », ils embarquent des sans-abri, d’anciens détenus, des prostituées et des handicapés… »
Notons qu’ Ephata, de l’araméen, signifie : «ouvre-toi », que ce terme est employé par le Christ lors de la guérison d’un sourd-muet (Marc 7, 34) et rappelons que, parmi l’ensemble des nécessiteux, l’infirme se distingue pour être la cheville ouvrière du miracle.
Plus tard, l’entrepreneur lance le projet des Café Joyeux. Fidèle aux souhaits du Pape, son projet entrepreunarial est mis à l’honneur par le Voyage du Bien commun, un événement qui a réuni, trois jours durant, 200 entrepreneurs et plusieurs évêques à Rome.
Yann Bucaille évolue ainsi d’une charité génératrice de simples bénéfices spirituelles vers une charité procurant de surcroît des bénéfices économiques.
Tout en affirmant sa démarche spirituelle, le patron des Café Joyeux présente son entreprise comme solidaire. Les gens bossent, ils génèrent des bénéfices mais on s’en tape : ils sont handicapés et de ce fait, leur proposer un emploi ne peut relever que de l’action sociale ou de l’approche solidaire, voyons.
Vous aurez observé le glissement qui s’opère aisément du concept de charité vers celui de solidarité. Voici une explication plausible : Mgr Gibier évêque de Versailles affirmait au début du XXe siècle que la solidarité n’est qu’une «charité débaptisée».
On pourrait longuement disserter au sujet de la différence entre les deux concepts mais je retiendrai ici ce qu’en dit l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano :
« La charité est humiliante parce qu’elle est exercée verticalement par le haut. La solidarité est horizontale et implique le respect mutuel. »
Ce à quoi j’ajouterais, en toute modestie, que contrairement à la charité, la solidarité ne comporte pas (ou ne devrait pas comporter) d’instrumentalisation.
Une initiative dont la motivation première est la mise en œuvre des valeurs évangéliques est une démarche charitable assortie, qui plus est, d’une double instrumentalisation car débaptisée et déclinée en argument marketing pour l’entreprise, cette pratique relève aussi du « handiwashing « .
Cathovalidisme
Les catholiques ne se sont pas limités à débaptiser la vertu théologale de la charité pour marquer de leur empreinte l’approche sociétale des personnes handicapées. Ils ont débaptisé, ou plutôt laïcisé, l’ensemble de leur vision du handicap et il faut les féliciter car ils ont plutôt bien réussi leur tâche. Ils ont en somme détourné la lettre et gardé l’esprit, posant le socle des perceptions et représentations validistes et perpétuant les pratiques qui en découlent.
Quelques exemples devraient suffire pour vous en convaincre :
Approche charitable et inspiration porn
La vision chrétienne des personnes handicapées est manifeste dans l’inspiration porn ou porno inspirationnel. Cette notion, forgée par l’activiste australienne Stella Young, décrit des représentations de personnes handicapées comme des êtres unidimensionnels, n’existant que pour réchauffer les cœurs et ouvrir les esprits des personnes valides pour lesquelles elles sont à la fois une source d’inspiration et un baromètre leur permettant de mesurer leur chance et leur bonheur .
Cette notion contient également l’idée que les personnes handicapées sont une « leçon de vie », ce que les activistes anti-validisme ne cessent de contester.
Image christique : souffrance
Nous devons également à l’imaginaire chrétien l’idée du handicap comme souffrance et comme fardeau.
Paul VI avait rappelé dans son Message aux pauvres, aux malades, à tous ceux qui souffrent lors de la clôture du Concile Vatican II:
«Vous n’êtes ni abandonnés ni inutiles : vous êtes les appelés du Christ, sa transparente image».
Ainsi, en notre qualité de Christ vivants, nous souffrons. Tels des Christ en croix, nous sommes « cloués » sur nos fauteuils, comme l’avait déjà relevé Elisa Rojas. Ils sont à la fois nos croix et notre stigmate. La vision misérabiliste de nos personnes est servie et prête à consommer. À table !
Et Philippe Pozzo di Borgo ( vous savez, celui qui a écrit un livre dont a été tiré le scénario du film Intouchables) de renchérir à l’occasion d’une rencontre de personnes handicapées à Lourdes:
« C’est peut-être un peu osé de parler de passion et de handicap. Dans passion, il y a souffrance bien sûr et là je ne vous fais pas un dessin; vous avez connu ou vous connaissez encore des périodes de souffrances liées à votre handicap. Dans passion, il y a aussi un sentiment d’amour et que ce soit l’amour ou la souffrance, ce sont des notions très proches du Christ ».
Image christique : charge
Simon de Cyrène est le personnage biblique qui aida le Christ à porter la croix lors de sa montée au Calvaire et c’est aussi le nom donné à une association catholique qui gère des petites institutions pour personnes handicapées rebaptisées, elles, du nom de « maisons partagées ».
En effet, cette croix, ce fardeau, cette « charge » qu’est le handicap et par extension la personne handicapée, les bons samaritains valides qui nous côtoient, mus par la charité, nous aident à la porter. Aussi, dans une version laïcisée, nos aidants sont immanquablement présentés comme des êtres dévoués, méritants, héroïques :
La rhétorique cucul la praline du cœur et de l’émotion
Il y a un symbole indéfectiblement associé au handicap : le cœur, que nous devons aussi à la symbolique chrétienne.
L’emblème du coeur enflammé est très fréquent à la Renaissance pour représenter la plus haute des vertus théologales : la charité.
La dévotion au Sacré Coeur de Jésus a pour origine la scène contemplée par Saint Jean : la lance de Longin perçant le coeur du Christ.
Donc, nous, blessés dans nos corps, image transparente du Christ sur qui s’exerce la charité, sommes naturellement associés au cœur.
Les petits cœurs sont le symbole qui cache la forêt de toute une rhétorique de l’émotion, voire de la cuculapralinerie qui nous est associée.
Notez au passage que, au Café Joyeux, tout est servi avec le cœur !
La joie de vivre
Vous êtes-vous demandé pourquoi « malgré notre handicap », nous avons la « joie de vivre » ? Pour quoi l’APF organise des fête du sourire ?
Le Père Laurent Marie nous aide à comprendre d’où ça vient :
« Il y a une joie spécifique à être chrétien ; la joie est en nous le fruit non de la grâce mais de la Foi : être bougon est incompatible avec la présence de l’Esprit Saint, avec la foi. C’est ignorer la résurrection du Christ ».
Ainsi, nous, image transparente du Christ, nous sommes souffrance mais nous sommes aussi joie et devons avoir le « handicap positif » (poke Philippe Croizon). La cosmosvision chrétienne est comme ça, pleine de paradoxes et mystères impénétrables. Ne cherchez pas à comprendre !
Pour ce qui est de la représentation du handicap mental concrètement, cette citation tirée de la nouvelle Monsieur Parent, de Guy de Maupassant peut s’avérer éclairante :
« Bienheureux les simples d’esprit, dit l’Écriture. Ils ont l’illusion du bonheur. Ils ne sentent pas, ceux-là, notre misère solitaire, ils n’errent pas, comme moi, dans la vie, sans autre contact que celui des coudes, sans autre joie quel l’égoïste satisfaction de comprendre, de voir, de deviner et de souffrir sans fin de la connaissance de notre éternel isolement »
Aussi, vous remarquerez que sur cette photo de l’équipe d’un Café Joyeux, seuls les équipiers handicapées, portent un tablier avec le mot « joyeux » sérigraphié dessus. On ne va pas prendre le risque qu’ils passent inaperçus! Les managers, eux, pas besoin de les marquer.
La fragilité
Nous, personnes handicapées, incarnons également la fragilité.
Dans un discours prononcé à l’occasion de l’inauguration du Café Joyeux des Champs Élysées en mars dernier, Emmanuel Macron s’exprimait ainsi :
«Ouvrir sur les Champs-Élysées, c’est une victoire de la fragilité, de la dignité retrouvée. Nous allons donner une autre belle image de la France( sic) sur cette avenue aux 100 millions de passants annuels.»
Dans un entretien à la revue Esprit, Jean -Louis Chrétien, auteur de Fragilité ( J.-L. Chrétien, Fragilité, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2017.) rappelait que la fragilité appliquée à l’homme est un concept forgé par la pensée chrétienne :
« La fragilité est une catégorie fondamentale de la pensée et de la littérature latines, et de la pensée chrétienne, comme le montre mon chapitre sur les Pères de l’Église. Elle s’est transmise à toute l’Europe occidentale, soit directement, soit par transposition dans les langues vernaculaires. Elle ne désigne pas simplement une caractéristique psychologique ou une situation particulière, mais une dimension de l’homme ».
Au travers de l’exemple du discours d’Emmanuel Macron, qui en illustre beaucoup d’autres similaires, nous constatons que la pensée validiste laïcisée a récupéré cette catégorie pour l’appliquer aux seules personnes handicapées.
Nous pourrions poursuivre notre liste de mots et expressions et examiner succinctement les discours infériorisants et condescendants propres au validisme et leurs liens avec la position subalterne de la personne handicapée dans la relation charitable . Nous pourrions évoquer la notion de résilience et sa relation avec le concept chrétien de résignation ou encore les miracles de guérison et leur influence sur la vision médicale du corps handicapé comme corps à réparer…Toutefois tout cela mérite qu’on s’y attarde ailleurs qu’ici pour des analyses plus en profondeur.
L’irrigation dans le politique
Les conceptions et représentations crypto-chrétiennes sus-citées se manifestent dans les productions et pratiques culturelles et sociales mais elles sont également à l’œuvre dans les politiques qui nous concernent.
Le tweet d’Antoine Marie Izoard, reproduit plus haut, indique clairement les directives données par le Pape aux chrétiens parmi lesquelles figure celle les enjoignant à participer aux décisions politiques.
Il faut dire que le gouvernement Macron a été particulièrement réceptif aux initiatives des groupes catholiques et que bien des éléments de langage chers aux marcheurs font écho à des éléments de rhétorique chrétienne. Doit-on y voir une influence de l’un des fondateurs de LREM, Adrien Taquet, ancien directeur général de l’agence de communication Jésus et Gabriel.
Pour la petite histoire, il justifie comme suit le nom donné à son agence :
« Pourquoi « Jésus » ? « Une fois qu’on a parlé de bonne bouffe, de culture, et de convivialité, on atterrit assez naturellement sur Jésus. Le repas du dimanche, la Cène, les noces de Cana… ».
C’est vrai, moi aussi, pas vous ? Une bonne bouffe, un verre de pinard et c’est parti sur la multiplication de pains, la transformation de l’eau en vin… On ne m’arrête plus.
Mais revenons à nos moutons (de Pâques), Emmanuel Macron, nous l’avons vu, s’est déplacé en personne pour l’inauguration du Café Joyeux des Champs Élysées
Puis, tout fraîchement nommés, l’ancien premier ministre et la Secrétaire d’État en charge des personnes handicapées, Sophie Cluzel avaient visité une maison partagée gérée par l’association « Simon de Cyrène » à Rungis. J’en ai parlé ici.
Le Premier ministre avait affirmé que le rôle de l’État était d’aider à » multiplier et modéliser le dispositif sur l’ensemble du territoire « .
Un dispositif qui est présenté de la sorte:
« A l’image de la vision fondatrice de l’Arche, l’expérience prouve que les personnes vivant avec un handicap sont pour la société l’exemple vivant des valeurs essentielles du cœur sans lesquelles le savoir, le pouvoir et l’agir perdent leur sens et sont détournés de leur finalité ».
A l’instar des Café Joyeux, ces maisons partagées ou logements inclusifs proposent une conception très sui generis de l’inclusion ou plutôt de la société inclusive, un autre élément de langage cher à la communication du gouvernement.
Elisa Rojas dans un article de son blog Aux marches du palais définit ainsi le logement inclusif:
« Qu’est-ce que l’habitat inclusif ? Rien d’autre qu’une nouvelle forme d’institutionnalisation avec des lieux de vie de taille plus modeste et moins excentré (en ville quoi). »
On pourrait se poser la même question pour le Café Joyeux et apporter une réponse similaire. Quelle est donc la trouvaille de Yann Bucaille ?
Il concentre dans un même lieu de personnes handicapées pour les faire travailler (c’est inclusif, ça ?), mais il innove à son sens parce que c’est en ville et en milieu ordinaire. C’est innovant ça ?
Les ESAT hors les murs , ça existe et quelque chose interpelle quand on voit sur le site du Café Joyeux que parmi leurs partenaires figure précisément un ESAT.
La communication du Café Joyeux met en avant le fait que le travail se fait en milieu ordinaire, nous venons de le voir. Ils évoquent aussi l’embauche en CDI mais, est-ce que les employés sont embauchés par l’entreprise directement? Perçoivent-ils, comme parfois en ESAT, 55% du Smic ? Bénéficient-ils des droits du travail ou en sont-ils privés, comme en ESAT ? Quelle est au juste leur salaire ?
En tout état de cause, cet article ici indique clairement que Café Joyeux collabore avec des ESAT.
« Le conditionnement du café a lieu à l’Atelier de Jemmapes. Ici aussi, c’est un établissement de service d’aide pour le travail (ESAT) qui emploie des personnes en situation de handicap ».
Quant aux salaires, un employé s’exprime de la sorte:
« Le salaire, estime Emmanuel, ce n’est pourtant pas le plus important. « Moi, ce que je veux, c’est travailler, explique le jeune homme trisomique ».
Oui, du moment où ils sont heureux ! Que demande le peuple !
Décatholiciser le handicap
Les activistes anti-validisme n’avons eu cesse de dénoncer essentialisations, regards surplombants, représentations stéréotypées, approches émotionnelles et dépolitisantes, pratiques charitables difficilement compatibles avec une perception de nos personnes comme des sujets de droits.
Nous nous heurtons, cependant, au consensus de la société et des politiques sur les sujets qui nous concernent. En effet, il est courant d’entendre dire que le handicap est un sujet consensuel et transpartisan. C’est faux. C’est le validisme qui l’est.
François Ruffin nous en récemment donné la parfaite illustration. Dans un rapport co-écrit avec un député de LREM, il propose d’interdire aux personnes fragiles (sic) de pouvoir avoir recours à l’emploi direct et au mode mandataire.
Son intention était de défendre les intérêts des auxiliaires de vie, que les « fragiles » malmèneraient. On l’a beaucoup moins entendu s’insurger contre le sort des travailleurs des ESAT.
L’insoumis Ruffin reprend à son compte le terme « fragiles » se soumettant volontiers à la vision cathovalidiste de nos personnes.
Sus à une Vie autonome et tant pis pour l’émancipation et les droits. Nous concernant, l’oppression (bienveillante, bien sûr), ça passe tranquilou.
Moralité de cette longue histoire : il est urgent de décatholiciser le handicap et comme le disait également Elisa Rojas, dans ce billet ici, consacré toujours au même François Ruffin (qui avait défendu l’institutionnalisation, contraire pourtant à la CIDPH), il est urgent que la gauche devienne un peu… de gauche.
Cripwashing
Étonnamment, tout comme pour Simon de Cyrène, malgré l’affirmation ouverte de la dimension morale et spirituelle de la démarche et malgré la crispation qui règne en France, dans les milieux politiques notamment, autour des questions de laïcité, Le Café Joyeux a bonne presse. Les accointances de l’État avec les réseaux catholiques et les coups de pouce donnés à leurs projets n’ont guère suscité des réactions.
Personne d’autre que les activistes handicapées n’avait dénoncé la façon dont les travailleurs handicapés du Café Joyeux et les valides qui les embauchent ou encadrent sont mis en scène, personne n’avait rappelé que le travail est un droit et que nous ne devons ni reconnaissance ni gratitude à ceux qui nous embauchent, personne n’a contesté que nous ayons à prouver que nous sommes « capables de créer de la valeur » ( affirmation de Yann Lanrezac), personne d’autres que nous n’a contesté l’affirmation « nul n’est inemployable » (que nous devons à Jean Marc Borello et que Sophie Cluzel a reprise).
Dans un article récent pour Bastamag, Juliette Rousseau dévoilait les liens du patron du Café Joyeux avec les milieux catholiques les plus réactionnaires, et notamment avec la Manif pour tous.
Quelques twittos ont alors réagi à une initiative qu’ils n ‘avaient point contestée auparavant mais qui leur semblait condamnable du moment que les milieux catholiques réactionnaires, qui s’attaquent aux droits des femmes en militant contre le droit à l’avortement, y étaient associés.
Les réactions de défense au Café Joyeux se sont également uniquement focalisées autour de cette question des droits des femmes, montrant par ailleurs la simplification qui en est faite.
Ainsi, selon plusieurs twittos qui ont réagi à l’article de Bastamag, les catholiques défendraient l’égale valeur de la vie des personnes handicapées (pour les voir défendre l’égalité des existences, repassez plus tard) alors que les « sans cœur » de gauche seraient tous eugénistes.
Les activistes anti-validisme avons une position claire autour de cette question. Nos vies et nos existences ont la même valeur que celles de tout un chacun ( scoop) mais nous refusons le cripwahsing, à savoir : l’instrumentalisation des droits des personnes handicapées pour s’attaquer aux droits des femmes, que nous défendons aussi, évidemment.
Bonus
Réactions après la visite d’Emmanuel Macron au Café Joyeux des Champs Élysées C’est cadeau!
That’s all folks!