A propos de l’exotique aventure Simon de Cyrène
Par Elena Chamorro, membre du CLHEE
Le 21 mai dernier, le Premier Ministre, Edouard Philippe, et la Secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, Sophie Cluzel, tout fraîchement nommés, ont visité une maison partagée « Simon de Cyrène » à Rungis.
L’association Simon de Cyrène, lit-on sur leur site web, « développe une réponse innovante fondée sur la conviction que la vie prend sens dans la relation gratuite à l’autre ». « Nous créons et animons des maisons partagées entre personnes handicapées et valides, véritables lieux de vie communautaires », disent-ils.
Leur volonté : « Partager les valeurs qui nous animent, en particulier auprès des jeunes, pour les inviter à vivre cette expérience fondatrice du vivre ensemble avec les personnes handicapées » (…) « A l’image de la vision fondatrice de l’Arche, l’expérience prouve que les personnes vivant avec un handicap sont pour la société l’exemple vivant des valeurs essentielles du cœur sans lesquelles le savoir, le pouvoir et l’agir perdent leur sens et sont détournés de leur finalité ».
Ainsi, il est proposé au valide intéressé par le projet de :
« Être prêt à se laisser bouleverser par des rencontres dont on revient différent, partir à la rencontre de personnalités, de cultures et de traditions différentes et s’inscrire dans une démarche solidaire et humaine ou encore « vivre un moment hors des routines habituelles de la vie ».
Sur le site appeldesintouchables.fr, qui encourage aux dons pour les maisons Simon de Cyrène, nous lisons, enfin:
« En nous disant « j’ai besoin de toi », les personnes en situation de handicap nous encouragent à la confiance en soi, en l’autre et dans notre société (…) Ils nous invitent à la relation fraternelle qui nous fait du bien et donne du sens à nos vies ».
L’aventure « Simon de Cyrène » s’adresserait ainsi à des valides bénévoles auxquels on promet, à travers le contact proche avec du handicapé nécessiteux, une expérience forte en émotion, dépaysante, thérapeutique, édifiante, une intraveineuse de la fameuse leçon de vie que nous, hommes, femmes et enfants handicapés, prodiguons quoi que nous fassions, qui et où que nous soyons depuis les siècles des siècles.
Depuis les siècles des siècles car cette publicité alléchante ne vend, en réalité, rien d’autre que la vision chrétienne selon laquelle l’infirme, image transparente du Christ, « exemple vivant des valeurs du cœur » porterait un fardeau qu’il est demandé fraternellement à tous les valides engagés dans ce projet d’aider à porter car, rappelons-le, Simon de Cyrène est le personnage biblique qui aida le Christ à porter la croix lors de sa montée au Calvaire.
Saint Zotique fonde déjà en l’an 350 le premier hôpital pour les nécessiteux considérant que pauvres et infirmes sont à accueillir comme un don divin permettant de se sanctifier. Plus tard, François d’Assise estime que le nécessiteux n’est plus seulement celui à qui on fait l’aumône mais celui en qui on reconnaît Dieu. De nos jours, Les Filles de la Charité, héritières de Saint Vincent de Paul, toute données à Dieu, en communauté de vie fraternelle (elles aussi, tiens !), consacrent leur vie à soigner, à accompagner, à « remettre debout » les personnes délaissées (décidémment, la position assise semble poser problème à pas mal de monde)
Ca fait, à la louche, allez, 1700 ans que cette petite histoire dure mais voilà donc qu’arrivent à présent les Simon de Cyrène proposant une formule crypto-chrétienne qui nous est présentée comme un concept innovant (publicité mensongère, du coup ?) alors que vous l’aurez compris, il n’y a rien d’innovant dans tout cela : les dames de bonne famille qui s’occupent de bonnes oeuvres, les nantis et puissants qui se grandissent, s’humanisent au travers de cette charité chrétienne qui les met à l’aise avec leur statut de dominants sur terre tout en leur assurant une place au paradis, vous connaissez ?
Où est le problème, me direz-vous, s’il y en a qui trouvent leur compte dans ce système ? Le problème est que, parlant des maisons partagées Simon de Cyrène, notre Premier Ministre dit que « le rôle de l’État est d’aider à multiplier et modéliser le dispositif ( …) sur l’ensemble du territoire »[1]. Une politique publique inspirée de valeurs non laïques ? Il me semble que, d’habitude, nos gouvernants sont plus regardants que cela en matière de laïcité. Ou alors, serait-ce que la fraternité républicaine et la fraternité chrétienne sont la même chose ? Mmm, sans doute pas. On sait combien l’Eglise Catholique a toujours été réticente aux acquis de la Révolution (Philippe Pozzo di Borgo, qui soutient Simon de Cyrène ne fait pas exception à cela) [2]
La fraternité chrétienne fait de la personne handicapée un objet de charité et la met donc en position subalterne. En revanche, la fraternité républicaine n’est-elle pas plutôt une affaire de solidarité, censée faire de tous les citoyens des sujets de droits ? Ne devrait-elle pas soutenir l’émancipation des personnes handicapés et non pas, comme le fait la charité organisée, leur domination, aussi bienveillante soit-elle ?
Les maisons partagées reposent grandement sur un système charitable. Outre quelques salariés (dont un responsable de maison), ce sont des bénévoles [3] et des volontaires en service civique qui font office d’auxiliaires de vie; cette « relation gratuite à l’autre » donneuse des sens qu’évoquent et pratiquent les Simon de Cyrène ne peut qu’être attrayante pour un gouvernement néolibéral pratiquant une politique d’austérité qui attaque les droits des plus défavorisés, et se conformer à la vision chrétienne du handicap n’est affaire que de quelques tours de passe-passe terminologiques.
Une façon très en vogue d’attaquer nos droits consiste à s’attaquer à la Prestation de Compensation du Handicap, conçue pour financer nos « projets de vie » personnels (notre vie, quoi!). Une façon biaisée de le faire est de proposer la PCH mutualisée. A ce propos, toujours en référence à Simon de Cyrène, le ministre s’exprime de la sorte : «concernant le mode de fonctionnement, chacun vient avec son handicap (sic), son dispositif d’aide individuel pour construire quelque chose de collectif. C’est quelque chose d’intéressant dont on n’a pas forcément l’habitude en France ».
L’invention de la ré-institutionnalisation! En effet, une première en France.
Simon de Cyrène est, cependant présentée comme une alternative à l’institutionnalisation mais, voyons voir : une concentration de personnes handicapées vivant dans le même lieu, partageant des activités (scrabble , jardinage… organisées par Loisir et Progrès [4]), faisant des sorties ensemble, vivant avec des valides qui sont, non pas leurs amis ou leur famille ou leur assistant personnel… ça ressemble à s’y méprendre à de l’institutionnalisation, version asile du XXIè siècle, non ?
Voilà, voilà. Je vous laisse méditer sur tout ça en écoutant cet émouvant thème musical choisi pour l’occasion . Il s’agit d’un tube québécois des années 80 qui vous mettra du baume au coeur.
[1] https://informations.handicap.fr/art-philippe-cluzel-ministre-handicap-853-9882.php
[2] « L’Homme s’est longtemps considéré comme une créature de Dieu. Il a cru pouvoir «se libérer» à partir du Siècle des Lumières en décidant qu’il ne faisait plus partie de la nature, qu’il lui était supérieur. Dans notre société, qu’il pouvait même se passer de Dieu. L’Homme s’est fait dieu. L’erreur vient de là, les problèmes de notre société viennent de là; la place du handicap en découle et l’aventure est de remettre l’Homme à sa juste place ».
https://pph33.org/t%c3%a9moignages/intervention-de-philippe-pozzo-di-borgo.pdf/
[3] Les bénévoles sont des personnes extérieures, du quartier éventuellement, qui viennent participer aux activités des « résidents » ; façon innovante de concevoir l’inclusion ?
[4] http://www.och.fr/loisirs-et-progres