Un parti qui érige la hiérarchie des vies en principe politique rendrait l’existence d’une partie d’entre nous tout bonnement impossible.
Par Cécile MORIN et Elena CHAMORRO
Nul doute que les personnes racisées seraient les premières visées si le Rassemblement National accédait au pouvoir. Toutefois, d’autres minorités peuvent s’alarmer du sort que l’extrême droite leur réserverait, notamment les personnes handicapées. Nous qui sommes directement concernéEs par le handicap le savons bien. Nous qui, à l’instar d’autres minorités dominées et parfois à ce double titre, sommes à la fois les plus dépendantes des politiques publiques pour nos conditions d’existence quotidienne, et les moins susceptibles de les infléchir, faute d’arriver à nous faire entendre du législateur.
La hiérarchie des vies comme ligne politique
Il n’était déjà pas facile de vivre dans une société validiste, c’est-à-dire une société qui fait de la personne valide et en bonne santé la norme à atteindre et marginalise de ce fait les personnes handicapées. Mais un parti qui érige la hiérarchie des vies en principe politique rendrait l’existence d’une partie d’entre nous tout bonnement impossible s’il venait à diriger le pays. Il suffit pour s’en convaincre de considérer les précédents historiques qui ont débouché sur des politiques mortifères, dans l’Allemagne et l’Autriche nazifiées où 70 000 personnes handicapées furent assassinées lors de l’opération dite «Aktion T4 » [1], ou en France sous le régime de Vichy qui a laissé mourir de faim 40 000 personnes internées dans les hôpitaux psychiatriques[2]. On peut aussi observer aujourd’hui, tout près de nous, le traitement auquel Viktor Orban soumet ses concitoyenNEs handicapéEs placées dans des institutions spécialisées.
Si le programme du RN reste sommaire sur le thème du handicap et ne semble pas se distinguer sur certains aspects de ce que l’on peut lire par ailleurs, l’instauration d’une « préférence nationale » pour l’accès aux prestations sociales, la volonté d’exclure de l’école des élèves « perturbateurs » pour les reléguer dans « des centres spécialisés » «sans possibilité de retour vers un établissement normal», auraient des conséquences catastrophiques pour nombre de personnes handicapées. Et celles qui ont pu obtenir, souvent de haute lutte, les moyens d’une vie autonome, peuvent craindre d’en être privées par le choix du RN d’accroître le placement en institutions spécialisées, en violation de la Convention Internationale des personnes handicapées que la France a ratifiée en 2010.
Dans de telles conditions, la mise en concurrence généralisée des populations que propose l’extrême droite pour bénéficier de l’accès à l’éducation en milieu ordinaire, aux soins, aux emplois, et à la solidarité nationale garantissant les moyens d’une vie autonome, est lourde de menaces pour toutes les personnes handicapées, celles qui n’ont pas la nationalité française au premier chef, et toutes les autres à leur suite.
Mais le danger que représente l’extrême droite ne repose pas seulement sur l’inspiration raciste et validiste de ses idées ; il vient de la facilité avec laquelle le RN pourrait les mettre en œuvre s’il arrivait au pouvoir. Or, de ce point de vue, la brutalité des politiques néolibérales que le macronisme a intensifiée, a largement préparé le terrain en faisant sauter les digues.
Les politiques néolibérales ont fait sauter les digues en matière d’eugénisme
On l’a vu lors de la première vague de covid 19 : le handicap a constitué l’un des critères justifiant le refus d’être admisE en réanimation[3] ou même à l’hôpital. Ainsi, des personnes vivant dans des établissements médico-sociaux y sont décédées faute d’avoir été prises en charge par le SAMU, non en raison de comorbidités liées à leur handicap mais du fait de leur degré de dépendance à une aide extérieure pour les actes de la vie quotidienne. La rareté de l’offre de soins résultant de l’imposition du New Public Management à l’hôpital public a clairement abouti, dans un contexte épidémique, à une sélection des vies humaines sur des critères de coût pour la collectivité. Ces morts n’ont pas été invisibilisées – au reste, de grandes signatures journalistiques comme Florence Aubenas les ont évoquées, mais elles sont apparues comme insignifiantes aux yeux d’une grande partie de l’opinion. L’absence d’indignation collective montre combien l’idée d’une moindre valeur de la vie d’une personne handicapée travaille profondément le corps social.
Si la mort biologique des personnes handicapées privées de soins dans les établissements qui étaient censés les protéger a été si facilement acceptée, c’est que l’opinion française s’est habituée à leur mort sociale. 300 000 d’entre elles vivent en effet dans des structures séparées du reste de la société que l’ONU considère comme des lieux de ségrégation. Or ce sont ces structures que le RN entend développer, dans la logique d’exclusion et de ségrégation qu’ont poursuivie tous les fascismes.
Depuis 2020, la pénurie organisée de l’offre de soins perdure avec la poursuite des fermetures de lits d’hôpital. Dans un tel contexte, on peut craindre que la voie soit ouverte à la mise en œuvre de politiques eugénistes fondées sur la sélection des patients en fonction de leur utilité sociale ou de leur coût pour l’assurance maladie.
En dépit de notre faible capacité d’interpellation des décideurs publics, nous sommes d’après la DREES plus de 7,5 millions de personnes handicapées dans ce pays. Beaucoup d’autres personnes partagent notre attachement à la solidarité nationale, à l’égale valeur des vies et à la garantie d’accès aux services publics qui constituent notre propriété collective. Pour les défendre ensemble et continuer de nous battre contre la ségrégation des personnes handicapées, il est impératif d’empêcher le RN d’accéder au pouvoir et de voter pour le Nouveau Front Populaire aux élections législatives.
[1] TERNON Yves, « L’Aktion T4 », Revue d’Histoire de la Shoah, 2013/2 (N° 199), p. 37-59.
[2]VON BUELTZINGSLOEWEN Isabelle, L’Hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation, Paris, Aubier, 2007.
[3] CHAMORRO Elena, VENNETIER Soline, « Déconstructions et reconstructions du handicap en temps de coronavirus », Carnets de l’EHESS, 8 avril 2020.