Derrière le masque, à l’université comme ailleurs

Texte écrit par Pierre Dufour, avril 2022

Quand le port du masque n’a plus été obligatoire en intérieur dans les établissements d’enseignement supérieur, on aurait pu s’attendre à une certaine prudence de la part de la communauté universitaire. On aurait pu supposer que le décalage entre une épidémie qui semblait reprendre et l’abandon de l’un des principaux moyens de la contenir n’allait échapper à personne. Je suis de celles et de ceux qui croient encore aux vertus de l’université en tant qu’espace de production et de diffusion des connaissances et, par conséquent, à sa responsabilité sociale d’éveil. Mais visiblement, la fin de l’obligation du port du masque en intérieur y a été vécue comme un soulagement et la majorité semble s’être empressée de s’en tenir au cadre légal. C’est du moins ce que je crois avoir observé depuis mon point de vue situé forcément subjectif. Je pense que ni les collègues, ni les étudiant.e.s, n’ont conscience de ce qu’ils expriment par ce geste de soulagement ; de la même manière qu’au plus fort de l’épidémie, la désinvolture par rapport à l’obligation du port du masque n’était probablement habitée d’aucune malveillance. Chacun.e, aujourd’hui, retrouve la liberté individuelle de participer en toute bonne conscience à la diffusion d’un virus aux conséquences inégales sur la santé de celles et de ceux qu’il atteint.

Lorsque les services d’urgence risquaient la saturation, les personnes handicapées ont bien compris que si la situation devait aboutir à un manque de places imposant un choix, mieux vaudrait pour elles ne pas se trouver en concurrence avec une personne valide adepte des salles de sport car ce serait probablement plutôt cette dernière qui serait réanimée. À ce moment-là, les nez découverts croisés dans les espaces publics intérieurs étaient surtout le fait d’inconnu.e.s dans les transports en commun. On s’offusquait des photos de personnalités politiques prises en flagrant délit de mépris des mesures sanitaires, on excusait les libertés que prenaient les collègues avec les masques parce qu’à quoi bon se fâcher avec des personnes que l’on aime bien, à fortiori lorsque le rappel de l’enjeu collectif vous exposait à la critique d’être un affreux moralisateur ou une affreuse moralisatrice ? Aujourd’hui, on rencontre encore des nez découverts dans les transports en commun. Mais comme ils s’inscrivent dans un contexte de légèreté plus global, ils nous touchent peut-être moins ; à moins que le dépit soit si profond que nous ne savons plus vraiment si nous sommes devenu.e.s indifférent.e.s ou si nous avons capitulé. Il est probable que les deux tendances nous aient dangereusement envahi.e.s.Ce contexte de légèreté plus global est traversé par un validisme ordinaire qui ne date pas d’hier mais dont les attitudes par rapport aux mesures sanitaires portent profondément la trace. Les risques face au Covid sont inégaux. Que les personnes qui ne risquent probablement pas grand-chose d’autre que quelques jours désagréables en cas de contamination optent pour le risque de transmission n’est pas surprenant. Car les personnes dont le corps correspond aux normes de santé peinent parfois à percevoir la violence symbolique que renvoient certaines de leurs pratiques. Mais au-delà, la désinvolture face au port du masque et les rationalisations visant à se distancier des mesures sanitaires mettent à mal une conception du collectif selon laquelle nous devons le meilleur de nous-mêmes à la coopération sociale à travers les générations : sans société, rappelait en son temps É. Durkheim, aucune transmission possible du langage, des connaissances, des sciences, du droit, des arts, pas de socle protecteur qui fonde la liberté humaine de se construire et d’agir.

On aurait tort de se laisser désespérer par les nez découverts dans les transports en commun, essuyant leur morve arrogante sur le meilleur de nous-mêmes. On aurait tort de voir davantage qu’une liberté individuelle retrouvée dans l’abandon du port du masque en intérieur à l’université. Nous avons tort, de toute façon. Des décennies de validisme ordinaire nous l’ont appris. Quant à savoir qui recouvre ce nous, son étendue s’ouvre à qui pense s’y retrouver.