Article écrit dans la revue Dièses par Elena Chamorro, membre du CLHEE.
Dans un article de Cámara cívica consacré à la peintre mexicaine Frida Kahlo, Mercedes Serrato note que l’histoire (sic) a occulté le handicap de l’artiste. Pour illustrer ce propos, elle cite un extrait de la description que fait Mattel de la poupée Frida :
Avec sa palette vibrante et son mélange de réalisme et de fantaisie, elle a abordé des sujets importants comme l’identité, la classe sociale et la race, faisant entendre sa voix et celle des filles et des femmes.
Le capitalisme, enclin à tout absorber, s’est aussi lancé sur le marché des minorisé·e·s, ce qui le met en conflit avec les images et modèles dominants.
Avec la Barbie Frida, Mattel semble avoir résolu cette tension en rapprochant le plus possible la poupée des canons de beauté occidentaux. La Barbie Frida a ainsi été légèrement déracisée : ses yeux et sa peau sont plus clairs que ceux de l’artiste. L’entreprise a également tenté de rapprocher la poupée de l’idéal normé de féminité en effaçant le duvet sus-labial et le mono-sourcil de Frida Kahlo mais ils ont surtout choisi, en effet, de ne pas rendre visible son handicap.
Si une légère concession est faite à la poupée Hellen Keller, autrice et militante sourdaveugle, appartenant tout comme Frida Kahlo à la série « Femmes inspirantes » (elle porte comme « accessoire » un livre dont le titre est « Braille »), rien qui puisse évoquer le handicap de Frida Kahlo n’est apparent pour la poupée qui la représente.
Quelles hypothèses peut-on concrètement envisager pour expliquer l’effacement du handicap chez la poupée ?
Un idéal normé de féminité
Si une femme avec mono-sourcil et duvet épais défie l’idéal normé de féminité, une femme handicapée est, elle, tout simplement écartée des champs de la séduction et de la féminité, comme le remarque Rosemary Garland Thomson dans un article qui a trait à l’inclusion du handicap au sein des théories féministes .
Aussi, explique la chercheuse américaine, Becky, l’amie en fauteuil roulant de Barbie lancée sur le marché en 1997, porte des vêtements confortables : pantalons à taille élastique, chaussures adaptées et chemises larges alors que la Barbie prototypique affiche une féminité faite de robes à paillettes, de couronnes et de soutien-gorges push-up contraignants.
Conçue et perçue comme « l’amie handicapée », Becky n’est pas censée incarner la féminité à la Barbie, peut-être même la féminité tout court. Les petites valides qui achèteront Becky s‘identifieront toujours à Barbie, Becky ayant juste un rôle secondaire et même une fonction précise, à savoir rendre Barbie cool aux yeux de son public : Becky est le token1 de Barbie.
L’enjeu pour la marque avec la poupée Frida était, en revanche, d’inscrire celle-ci dans la fonction role model des poupées Barbie. Or, un affichage du handicap de Frida dans le corps de la poupée : une jambe plus mince, plus courte que l’autre ou même un accessoire rappelant sa « déficience », son manque, sa maladie, aurait renvoyé la poupée à une altérité faisant obstacle à toute identification pour un public non spécifique.
Les discours sur le personnage réel, y compris académiques, semblent bien confirmer que la maladie et le handicap convoquent dans l’imaginaire des perceptions qui vont à l’encontre de la beauté, du sex-appeal, de la séduction.
Ainsi, Hayden Herrera, dans Frida, Biographie de Frida Kahlo, ouvrage de référence sur l’artiste, rapporte les mots que le père de Frida Kahlo aurait adressés à Diego Rivera lorsque celui-ci lui demanda la main de sa fille :
Rendez-vous bien compte que ma fille est malade et qu’elle le sera toute sa vie ; elle est intelligente, mais elle n’est pas jolie. Réfléchissez-y si vous voulez et si vous souhaitez vous marier, je vous en donne ma permission.
Herrera, Hayden. Frida (p. 99). Bloomsbury Publishing (traduction réalisée par mes soins2).
Un imaginaire validiste
Si on ne peut pas affirmer que c’est la maladie (la poliomyélite ou, selon certains, le spina-bifida, que l’on qualifierait plus volontiers aujourd’hui de handicap) qui rendait Frida aux yeux de son père « pas jolie », il semble en revanche évident que le handicap la rendait moins bankable sur le marché du mariage.
Faisant allusion aux relations de Frida Kahlo et Diego Rivera, Hayden Herrera écrit à son tour :
Beaucoup de gens pensent que Rivera aurait quitté Frida si elle n’avait pas été si malade, et Frida était tout à fait capable de consentir à une opération inutile si cela pouvait renforcer son emprise sur Diego.
Herrera, Hayden. Frida (p. 347). Bloomsbury Publishing (traduction réalisée par mes soins3).
À l’instar d’Anton Hofmiller, le protagoniste de La pitié dangereuse de S. Zweig, Diego Rivera aurait été victime de ce que Zweig appelait « l’empoisonnement par la pitié », une pitié que Frida Kahlo aurait sciemment cherché à éveiller chez son mari en multipliant des opérations inutiles.
Malade, handicapée et laide (peut-être faudrait-il dire handicapée, donc laide), la pitié qu’elle aurait inspirée à Diego Rivera semble apparaître à beaucoup, dont sa biographe, comme le seul atout de Frida Kahlo pour faire perdurer son couple.
L’imaginaire validiste4 peut ainsi avoir pesé dans les choix de Mattel et les avoir conduits à effacer toute trace de handicap chez la poupée. Concernant les traits ethniques ou les signes d’une féminité non conforme avec les logiques dominantes, Mattel joue sur l’atténuation mais le handicap, lui, est gommé. Visible, il serait trop disruptif, créerait une rupture des attendus sur les poupées Barbie en termes de beauté, de sex-appeal, de féminité et serait également un obstacle aux projections identificatoires d’un public lambda.
Mais en plus, une poupée Frida handicapée aurait entravé le déploiement des divers rôles sociaux et facettes de la peintre que Mattel a souhaité mettre en avant : « artiste, militante et icône féministe. » En effet, le handicap essentialise, empêche d’envisager l’individu dans ses multiples dimensions et comme étant capable d’agentivité.
Confirmant cette perspective, Hayden Herrera écrit dans l’ouvrage sus-cité :
En effet, il est possible d’affirmer que l’invalidité était essentielle à l’image qu’elle avait d’elle-même et que si les problèmes physiques de Frida avaient été aussi graves qu’elle le prétendait, elle n’aurait jamais pu les traduire en art.
Herrera, Hayden. Frida (p. 347). Bloomsbury Publishing (traduction réalisée par mes soins5).
L’affirmation d’Herrera est basée sur un schème binaire invalidité/validité, qui associe la validité à la capacité, voire à la capacité d’agir, et l’invalidité à l’incapacité. Ainsi, selon Herrera, si Frida performe la validité, autrement dit, si elle n’est pas dans le rôle passif que l’on attend d’une handicapée, c’est parce qu’elle ne doit pas être si handicapée que cela : Frida Kahlo aurait surjoué son handicap.
Un exemple de porno inspirationnel
Qu’elle parvienne à traduire en art ses problèmes physiques ne semble pas pour autant lui conférer un statut d’artiste à part entière. Le handicap de Frida n’est peut-être pas aussi « lourd » qu’elle le prétend mais il est là, conditionnant et expliquant même ses choix thématiques :
Ses premiers sujets sont ceux qui conviennent à une invalide : elle peint des portraits d’amis (deux Cachuchas et deux amies de Coyoacán), de famille (sa sœur Adriana) et d’elle-même.
Herrera, Hayden. Frida (p. 64). Bloomsbury Publishing (traduction réalisée par mes soins6).
Trop ou pas assez : il s’agit là d’une rengaine bien connue des féministes, qui prend une coloration particulière s’agissant d’une femme handicapée. Assimilation ou essentialisation, telles semblent être les seules options possibles.
En somme, une poupée Frida Kahlo qui aurait affiché un handicap visible aurait visibilisé une handicapée qui peint plutôt qu’une peintre handicapée.
Notons cependant que si l’on examine de près et intégralement le texte de présentation de la poupée Frida Kahlo, et notamment le lexique qui le compose, on s’aperçoit que celui-ci appartient à un champ notionnel bien particulier rattaché aux poncifs sur le handicap :
Barbie® reconnaît tous les modèles féminins. La série Inspiring Women™ rend hommage aux incroyables héroïnes de leur temps ; des femmes courageuses qui ont pris des risques, changé les règles et ouvert la voie à des générations de filles pour qu’elles rêvent plus grand que jamais. Née au Mexique en 1907, l’artiste, militante et icône féministe, Frida Kahlo, était et reste un symbole de force, d’originalité et de passion inébranlable. Après avoir surmonté un certain nombre d’obstacles pour réaliser son rêve de devenir une artiste, Frida a persévéré et a été reconnue pour son style et sa perspective uniques. Avec sa palette vibrante et son mélange de réalisme et de fantaisie, elle a abordé des sujets importants comme l’identité, la classe sociale et la race, faisant entendre sa voix et celle des filles et des femmes. La poupée Barbie® Inspiring Women™ Frida Kahlo célèbre les réalisations révolutionnaires, l’héroïsme et les contributions durables de Frida dans le monde de l’art et pour les femmes. Sa vie et son art extraordinaires continuent d’influencer et d’inspirer les autres à suivre leurs rêves et à peindre leurs propres réalités.
En effet, la force, la persévérance, les obstacles surmontés, les projets vitaux présentés comme des rêves dont l’accomplissement devient quelque chose d’extraordinaire voire d’héroïque, voilà qui relève de la rhétorique propre au porno inspirationnel.
L’inspiration porn, ou porno inspirationnel, est une formule utilisée pour la première fois par une activiste handicapée australienne, Stella Young, dans un éditorial du webzine de l’Australian Broadcasting Corporation Ramp Up pour dénoncer, d’une part, l’idée selon laquelle les personnes handicapées qui exercent des activités ordinaires devraient être considérées comme extraordinaires du fait de leur handicap et, d’autre part, l’instrumentalisation de ces personnes handicapées dans le but d’en faire une source d’inspiration pour la majorité valide.
Les récits porno-inspirationnels se construisent également à partir du schème binaire validité/handicap. Ce schème se croise avec la théorie de la tragédie ou modèle individuel du handicap, énoncés par Mike Oliver7, schème dans l’optique duquel la personne handicapée ne peut pas participer pleinement à la société en raison de ses limitations fonctionnelles. Aussi, la personne handicapée qui excelle dans un domaine ou qui simplement réalise une activité sociale, la personne qui « surmonte » le handicap, pour employer les termes de l’inspiration porn, bascule invariablement dans l’exceptionnel, l’extraordinaire, l’héroïque.
Le gommage des identités handicapées
Là encore, les textes académiques confortent cette vision. L’extrait qui suit, tiré d’un article de Charles Gardou, est une parfaite illustration de récit s’inscrivant à la fois dans la théorie de la tragédie et dans le porno inspirationnel :
Ces quelques mots résument la vie de Frida Kahlo, assassinée par des blessures qui l’ont persécutée et détruite à petit feu. Si les couleurs inondent sa terre, sa maison, sa peinture, celles de sa vie sont ternies par la maladie et le handicap (…). Aussi apparaît-elle d’emblée comme une conquistadora, tirant sa force de sa vulnérabilité, qui va toujours jusqu’au bout, jusqu’au fond d’elle-même.
Dans ce discours empreint de pathos, la maladie et le handicap sont présentés comme une tragédie conduisant à une condition misérable, à une vie faite de grisaille. Nous trouvons également des éléments de langage du porno inspirationnel : « tirant sa force de sa vulnérabilité », puis des qualités requises chez les porno-inspirateurs : persévérance, dépassement, caractère combatif, voire héroïque. Ces caractéristiques sont matérialisées ici sous les traits de la conquistadora8.
Mais revenons à la Barbie Frida et à l’article de Mercedes Serrato que nous avons cité en introduction à ce texte. On constate que, contrairement à ce que cette chercheuse affirmait, l’allusion au handicap de Frida Kahlo est bel et bien présente dans la description de la poupée censée la représenter. Il est subtilement évoqué par l’entremise d’un choix lexical qui convoque un stéréotype bien identifiable : celui de la handicapée héroïque qui dépasse sa condition misérable.
Si, comme nous l’avons vu, l‘effacement visuel de toute marque de déficience dans l’objet est indispensable aux projections identitaires d’un public non spécifique, son évocation l’est peut-être aussi pour répondre à l’horizon d’attente du public sur Frida Kahlo. En effet, comme Margaret Lindauer l’affirme9, le potentiel commercial de l’œuvre de Frida Kahlo est associée à la « valeur marchande » du récit tragique de sa vie qui, dans le cadre d’une grille de lecture validiste, renvoie à sa maladie et à son handicap. Force est de constater que ce filon commercial semble s’étendre au-delà de l’œuvre.
Pourvu que l’on admette l’existence de ce bagage imaginaire validiste pesant sur Frida Kahlo, le défi aura été alors pour Mattel de représenter le contre-exemple du stéréotype de la femme handicapée – une femme répondant aux canons de beauté et de féminité dominants – sans toutefois faire l’économie du très lucratif récit tragique d’une vie fatalement liée à la maladie et au handicap.
Bien que quelquefois contestée, Frida Kahlo reste pour beaucoup une icône féministe. À ce titre, on est en droit de se demander dans quelle mesure les féministes ont visibilisé, elles, le handicap de l’artiste. Plus largement, il conviendrait de questionner dans quelle mesure le féminisme, y compris intersectionnel, a procédé, à l’image de Mattel, au gommage de l’identité « handicapée » au sein de sa lutte10. On est en droit de se demander, enfin, si ce n’est pas en partie parce que la conscience féministe des oppressions s’arrête trop souvent aux portes du validisme que des effacements et des discours essentialisants prennent encore le dessus, sans trouver trop de résistance en face, quand il s’agit de parler d’une artiste handicapée, d’une femme handicapée.
1 Le token est la personne appartenant à une minorité dont se sert une entreprise dans le but d’échapper aux accusations de discriminations.
2 « Notice that my daughter is a sick person and all her life she will be sick ; she is intelligent, but not pretty. Think it over if you want, and if you wish to get married, I give you my permission.»
3 « Many people believe that Rivera would have left Frida had she not been so sick, and Frida was quite capable of consenting to an unnecessary operation if it would strengthen her hold on Diego. »
4 Le validisme, également appelé capacitisme, est un système d’oppression qui discrimine et infériorise les personnes handicapées en considérant les personnes valides comme la norme sociale.
5 « Indeed, it is possible to argue that invalidism was essential to her self-image, and that if Frida’s physical problems had been as grave as she made out, she would never have been able to translate them into art. »
6 « Her first subjects were those convenient to an invalid: she painted portraits of friends (two Cachuchas and two Coyoacán girl friends), of family (her sister Adriana), and of herself. »
7 Oliver M, Social Work with disabled people, Bakingstone macmillans, 1983.
8 Frida Kahlo s’inscrivant dans le mouvement mexicaniste, un mouvement que l’on qualifierait volontiers aujourd’hui de décolonial, le qualificatif semble pour le moins inapproprié, et ce d’autant plus qu’il est décliné au féminin.
9 « The marketability of her art is associated with the tragic narrative of her life ». Margaret Lindauer, Devouring Frida: The Art History and Popular Celebrity of Frida Kahlo Broché –1999, p. 165.
10 Les approches épistémiques intersectionnelles, quant à elles, abordent encore les questions de « classe, genre, race », laissant en dehors de la grille de lecture la question du handicap.