par Cécile Morin du CLHEE
Alors que les élèves handicapés sont de plus en plus nombreux à être scolarisés en milieu ordinaire, à défaut de l’être tous et malgré le manque criant de moyens pour les accompagner, les représentations du handicap véhiculées dans les enseignements disciplinaires relèvent encore largement de l’ordre de l’impensé. En effet, si la scolarisation de ces élèves fait l’objet d’une littérature relative aux dispositifs spécifiques d’« inclusion » dans les classes, force est de constater par contraste, un déficit de réflexion et d’analyse critique des effets de la parole tenue sur le handicap, ou de son absence, dans les enseignements dispensés à l’école.
Il y a là pourtant un enjeu majeur : d’abord parce que les personnes handicapées constituent une population particulièrement dominée socialement et politiquement – rappelons par exemple que la discrimination en raison du handicap est la première cause de saisine du défenseur des droits. Mais aussi parce que la vigueur des représentations qui essentialisent les personnes handicapées conduit nombre d’enfants et d’adolescents à intérioriser une vision dépréciée d’eux-mêmes, à se sentir illégitimes, et, en l’absence de contre-discours ou de récits alternatifs à ces représentations dominantes, à se construire dans le désamour de soi, de leur corps, sans possibilité d’identification positive. Car pour sortir de l’aliénation qu’engendre la circularité des discours et des images validistes qui présentent avec une redoutable constance le handicap comme une tragédie individuelle, et comme un problème voire un fardeau pour la société, il faut, à un moment de son parcours, rencontrer une parole, un texte, qui reconnaissent le caractère arbitraire des normes valido-centrées organisant le monde social. Une parole, un texte, qui ouvrent la possibilité de s’émanciper des assignations identitaires et des stéréotypes auxquels ces jeunes sont constamment renvoyés. Et, sauf à renoncer totalement à la vocation émancipatrice de l’enseignement scolaire, il serait souhaitable que cette parole soit d’abord entendue à l’école.
Cela suppose d’une part que les enseignants prennent conscience de la spécificité des discriminations subies par les adolescents handicapés, et qu’ils soient outillés pour apprendre à leurs élèves à déconstruire les stéréotypes validistes à l’origine de ces discriminations. Il reste un travail considérable à faire dans ce domaine, ne serait-ce que pour aborder la question du handicap en s’affranchissant du registre de l’émotion et des affects(1). On peut toutefois mentionner l’existence du site d’autoformation en ligne « pédagogie anti-discrimination » mis à la disposition des enseignants par une équipe de chercheurs coordonnée par Irène Pereira. Ce site aborde tous les types de discriminations et comprend un module consacré à « l’handiphobie » qui permet de défricher le terrain.
Cela implique d’autre part que les programmes scolaires donnent la possibilité aux enseignants sinon d’aborder ces questions, du moins de rendre visibles les personnes handicapées comme membres à part entière de la société dans les différentes disciplines. De façon comparable, l’éducation à l’égalité filles-garçons a conduit à réexaminer la place des femmes dans les contenus d’enseignement de manière à leur donner une plus grande visibilité, et à s’assurer que ceux-ci ne confortent pas les stéréotypes de genre(2).
En histoire par exemple(3), on peut constater que les programmes du secondaire donnent rarement l’occasion aux professeurs d’évoquer les personnes handicapées comme acteurs et actrices des changements historiques. Cette invisibilité recoupe, il est vrai, celle des individus ordinaires dans un récit scolaire majoritairement incarné par des personnages investis du pouvoir de décision(4). Et, lorsque les thèmes mis au programme permettent de les faire émerger dans le récit historique, les personnes handicapées apparaissent avant tout comme des victimes : victimes de guerre d’abord, à travers les figures des mutilés et des blessés de la face de la Première guerre mondiale – ceux qu’on a appelés les « gueules cassées » – dont les représentations photographiques ou picturales sont souvent proposées comme supports d’étude dans les manuels pour symboliser la violence inédite des combats, mais rarement pour raconter l’histoire des individus ou même celle du regard porté sur les corps infirmes. Ces images ne disent rien en effet de la vie sociale et intime de ces blessés de guerre, de leur subjectivité, ou bien de leur rôle au sein des associations d’anciens combattants par exemple. Le sort des Allemands et Allemandes handicapés assassinés par les nazis en 1939 lors de l’opération dite « T4 » peut également être mentionné lors de l’étude du totalitarisme nazi. Là encore, dans le temps très resserré imparti au chapitre à traiter(5), les acteurs et actrices handicapés sont saisis sous l’angle d’une identité collective les vouant au malheur, identité collective dont l’historicité n’a pas lieu d’être interrogée.
Aucune question n’invite en effet à mettre au jour le caractère socialement et historiquement construit du handicap. Or, l’histoire, on le sait, a la vertu de « dénaturaliser » les évidences en montrant comment les catégories et les groupes sociaux ont été construits dans l’épaisseur du temps historique et ne constituent pas des absolus. De même qu’il apparaît aujourd’hui nécessaire de le faire à propos de la féminité ou de la masculinité par exemple, on pourrait expliquer que la catégorie du handicap ne recouvre pas une condition biologique ou médicale atemporelle, mais qu’elle résulte de processus historiques par lesquels les sociétés ont produit des normes délimitant la frontière entre capacités et incapacités, entre le normal et le pathologique, en introduisant de fait des hiérarchies entre les individus.
On pourrait signaler par exemple que pour les périodes antérieures au 20e siècle, nombre de personnes que l’on considérerait aujourd’hui comme « handicapées » ont d’abord été des producteurs et des productrices économiques en participant à toutes sortes de travaux collectifs, même si elles n’apparaissent pas dans les sources comme des travailleurs salariés(6). Les accidents et les maladies causant des infirmités étaient en effet bien plus nombreux qu’aujourd’hui et il fallait bien que tous les membres de la maisonnée travaillent pour entretenir l’exploitation ou l’atelier familial. Ces acteurs et actrices historiques ont ainsi contribué à bas bruit à la vie économique et sociale de leur temps sans que leur handicap ne les voue mécaniquement à l’exclusion sociale via l’enfermement dans des institutions. De même pourrait-on mentionner la participation des ouvriers et ouvrières accidentés du travail – et ils furent fort nombreux à l’époque de l’industrialisation – aux luttes sociales des 19e et 20e siècles(7). Ou bien encore aborder les mobilisations politiques des personnes handicapées inscrites dans le paysage des luttes des années 1968, par lesquelles des militants et militantes handicapés revendiquaient l’égalité des droits, dénonçaient le paternalisme dont ils faisaient l’objet et refusaient l’assignation au placement en institutions qui constituait alors le destin social de la plupart d’entre eux(8).
L’évocation, même rapide, de ces luttes, permettrait de mettre au jour les capacités d’action et de résistance de ces agents historiques face à la domination qu’ils subissaient, non pour en faire des héros, mais pour attester du fait qu’ils ne furent pas seulement des objets d’intervention des politiques publiques mais des sujets politiques, des êtres de pensées, mus par le désir de transformer le monde social. On pourrait ainsi transmettre aux élèves une vision autre que celle, exclusivement passive et mortifère, des personnes handicapées victimes de guerre ou de politiques discriminatoires. Ainsi donnerait-on la possibilité aux adolescents et adolescentes handicapés scolarisés dans les classes de se projeter en tant qu’acteurs et actrices de leurs propres choix mais aussi des changements collectifs.
(1) Comme c’est le cas par exemple pour certaines ressources mises à disposition des enseignants sur le site du Ministère de l’Education Nationale Eduscol pour « animer une séance de sensibilisation au handicap ». L’analyse de ces ressources du point de vue des stéréotypes validistes pourrait à elle seule faire l’objet de la publication d’un texte.
(2) Entre autres exemples, on peut citer le manuel d’histoire La place des femmes dans l’histoire. Une histoire mixte publié par l’association Mnémosyne permettant aux professeurs du primaire et du secondaire d’intégrer l’histoire des femmes et du genre dans leur mise en œuvre des programmes.
(3) Professeure d’histoire géographie dans le secondaire, je me limiterai ici à quelques remarques sur la place des personnes handicapées dans les programmes d’histoire du collège et du lycée général, en ne prétendant pas à un traitement exhaustif de la question. Il faudrait bien sûr examiner les programmes des autres disciplines de ce point de vue ; je laisse cela aux collègues qui le souhaitent.
(4) C’est particulièrement le cas des nouveaux programmes de lycée général et technologique (BO spécial n°1 du 22 janvier 2019). Voir sur ce point l’analyse du collectif Aggiornamento.
(5) Le totalitarisme nazi est abordé en classe de troisième au sein du chapitre. Démocraties fragilisées et expériences totalitaires dans l’Europe de l’entre-deux-gue (thème 1 du programme d’histoire, B0 spécial n°11 du 26 novembre 2015). Le projet de programmes de la classe de terminale générale appliqués à partir de 2020 comporte un thème intitulé « Fragilités des démocraties, totalitarismes et Seconde Guerre mondiale (1929-1945) » auxquelles devront être consacrées entre 12 et 14 heures.
(6) Sur cette question, on pourra lire l’article très instructif de l’historien Gildas Bregain « Les personnes handicapées, actrices de leur histoire et de l’histoire en général » publié en 2014 sur son carnet de recherche. On peut aussi renvoyer à la table ronde organisée en 2016 sur l’histoire du handicap lors des Rendez-vous de l’Histoire de Blois, au cours de laquelle les historiens présents abordent la question de la visibilité des acteurs handicapés dans l’histoire scolaire.
(7) Nicolas HATZFELD, « Santé des travailleurs : des combats récurrents, une dynamique nouvelle », in Michel PIGENET et al., Histoire des mouvements sociaux en France, La Découverte, 2014, pp. 661-670.
(8) Jérôme BAS, « Des paralysés étudiants aux handicapés méchants. La contribution des mouvements contestataires à l’unité de la catégorie de handicap », Genèses 2017/2 (n° 107), p. 56-81.