Par Elena Chamorro
Il y a une vingtaine d’années, alors que je me promenais en ville, j’ai assisté, pour la première fois, à une action de sensibilisation au handicap, dans la rue, sous forme de « mise en situation ». Il était proposé aux passants d’essayer des fauteuils roulants, de se bander les yeux, d’emprunter des cannes d’aveugle… Il y avait un certain nombre « d’outils » à leur disposition pour, en somme, jouer au handicapé . Les gens essayaient, se cognaient contre un banc, buttaient contre un trottoir… C’était rigolo, c’était ludique.
Intriguée par le but précis d’une telle démarche, j’interrogeai l’élu aux personnes handicapées à l’initiative de cette action qui me répondit : « c’est pour que les gens prennent conscience des difficultés liées au handicap ». Oui mais encore… ?
Il est évident que lorsqu’on se déplace en fauteuil roulant et qu’on arrive devant un trottoir non abaissé, cela représente une difficulté. Devant ce constat, on peut conclure : « c’est pas de chance d’être handicapé. On ne peut même pas monter un trottoir. On est dépendant d’un tiers pour monter et on n’est pas libres. C’est tragique Il faut donner au Téléthon pour effacer les handicapés de la surface de la terre et en attendant il faut continuer de bâtir des lieux à part, pour eux, où il n’y aura pas de trottoirs».
On peut aussi conclure : « rien n’est pensé ni conçu pour les personnes qui se déplacent en fauteuil roulant. Si le trottoir était abaissé, la personne en fauteuil pourrait se déplacer sans difficulté. Elle serait en égalité de chances avec ses concitoyens valides. La société serait respectueuse de ses droits parce que les politiques auraient fait leur taf ».
Si l’on s’en tient à la première conclusion, on souscrit au modèle médical du handicap, un modèle prédominant en France, selon lequel c’est la déficience qui pose problème. Il faut donc à tout prix chercher à réparer, à normaliser le corps déficient. En revanche, si l’on adhère à la deuxième conclusion, on est dans l’optique du modèle social du handicap : le handicap est causé par la manière dont la société est organisée.
L’élu en question, tout comme les politiques qui se prêtent eux-mêmes à ces mises en situation, n’adhèrent pas au modèle social du handicap. Ce serait une absurdité car ces mises en situation se transformeraient en mises en accusation.
C’est bien parce que ces mises en situation les déresponsabilisent et dépolitisent la question du handicap qu’ils en sont adeptes. Elles font partie des nombreuses non-actions en matière de politique du handicap qui leur permettent de maintenir le statu quo tout en leur octroyant un bénéfice en termes d’image (eh oui, c’est toujours très payant en termes d’image que de caresser une joue de handicapé ou de poser son cul de dominant sur le fauteuil d’un estropié Cela donne une image christique de soi et révèle de la grandeur d’âme. Parce que, voyons voir, comment peut-on être un enfoiré quand on s’intéresse au sort des vulnérables ou à celui des chatons abandonnées à la SPA ? Qu’on me l’explique !)
Nos élus encouragent, donc, ces mises en situation, qui se sont de plus en plus développées dans les écoles. En effet, c’est à l’école de mon fils que j’y ai été confrontée une deuxième fois.
L’association de parents d’élèves, soutenue par l’élu local en charge du handicap et par les enseignants y ont organisé une journée de « sensibilisation au handicap » pour laquelle ils ont fait appel à une association de parents d’enfants handicapés qui a apporté son soutien logistique pour mener à bien le volet mise en situation.
Les enseignants de cette école se sont montrés très intéressés par ces gamins handicapés scolarisés en milieu spécialisé, accueillis volontiers le temps d’une journée. En revanche, ils appliquent avec beaucoup moins d’enthousiasme, voire avec pas mal de résistances, les Plans d’Accompagnement Personnalisé ou les Projets Personnalisés de Scolarisation pour leurs propres élèves en situation de handicap.
Mais revenons à nos moutons pour nous interroger sur l’essentiel dans tout ça : l’objectif et les résultats de cette action.
M’étant entretenue avec le directeur de l’école de mon fils sur le but de la démarche, j’ai découvert sans surprise que celle-ci n’était pas vraiment envisagée comme une journée de sensibilisation à la lutte contre les discriminations ni ne s’inscrivait dans un regard du handicap comme construction sociale. Le type d’association invitée à la journée le laisser présager déjà : c’était une association caritative.
Cette journée s‘adressait en réalité aux élèves valides de l’école et se voulait édifiante pour eux. Le regard était donc, sans surprise également, valido-centré.
Grosso modo, en faisant appel à l’expérience corporelle, on prétendait faire « découvrir » aux écoliers certains types de déficiences, et surtout leur faire comprendre le ressenti d’une personne qui ne voit pas, de mesurer la difficulté de se mouvoir en fauteuil…
Prétendre avoir le ressenti d’un corps paraplégique en posant ses fesses sur son fauteuil est stupide. Tout aussi stupide que le serait d’envisager de faire ressentir l’homosexualité en roulant une pelle à quelqu’un de son propre sexe alors qu’on est hétérosexuel. Comment avoir le ressenti d’un corps qui n’est pas le sien ni ne fonctionne comme le sien ?
Un corps valide posé sur un fauteuil roulant sera toujours un corps valide et non pas un corps handicapé. Une personne valide qui emprunte une rampe qui dépasse le pourcentage prévu légalement n’aura pas de problème pour la monter car tous les muscles de son corps sont fonctionnels alors que cette même rampe sera insurmontable pour un paraplégique dit « haut », dont les muscles du tronc ne sont pas fonctionnels. Equipés des mêmes outils, en l’occurrence le fauteuil, les corps ne sont cependant pas à égalité face à une difficulté et ne peuvent donc pas l’appréhender de la même manière.
En même temps, dans la perspective d’un regard valido-centré, le fauteuil représente un outil difficile à manier, surtout lorsqu’on s’y assoie un quart d’heure, c’est tellement moins pratique que des jambes, surtout devant des marches ! Pour une personne handicapée, en revanche, le fauteuil est le moyen de déplacement qu’il a appris à manier, parfois depuis toujours.
Pour en revenir au corps lui-même, il est utile de rappeler que la personne handicapée aura développé ses propres stratégies corporelles et qu’elle fonctionnera autrement que la personne valide. Une personne handicapée qui n’aura pas l’usage de ses mains mais qui a la motricité des jambes, se servira de ses pieds pour faire ce qu’un valide fait avec ses mains. Quel sens cela a-t-il pour un valide que d’essayer de faire avec ses pieds ce qu’il fait habituellement avec ses mains ? Et surtout quel enseignement retire-t-il d’une telle expérience par ailleurs faussée, comme on vient de le voir ?
Deux jours après la tenue de cette journée, je suis allé chercher mon fils à l’école. Alors que je m’apprêtais à pénétrer une porte par laquelle était en train de sortir une classe entière d’écoliers, l’un d’eux a semblé hésiter une seconde à sortir un gyrophare et des cônes de signalisation pour finalement, discret, se limiter à retenir ses petits camarades en écartant les bras et à hurler : « Attention, handicapée ! ». Quelques semaines plus tard, je sortais mon fauteuil de ma voiture. Une petite fille qui me regardait dit à ses copines: la pauvre ! Je lui demandai alors : « pourquoi tu dis ça ? » Elle me répondit : « parce que tu es handicapée ». Faudrait-il voir un lien entre ces deux anecdotes et la journée de sensibilisation au handicap qui les avaient précédées ? Rien n’est sûr mais, curieusement, c’était la première fois que les enfants de l’école, qui ont l’habitude de me voir, réagissaient de la sorte.
Quoi qu’il en soit, il est clair que tant que l’on se donne comme objectif de sensibiliser au handicap, qui plus est par le bais d’initiatives comme les mises en situation, le résultat ne peut être que la perpétuation de la vision médicale du handicap, une vision qui dédouane la société dans la construction du handicap et met le valide en situation de détenteur naturel des droits.
Dans ces mises en situation on encourage les élèves valides à se mettre dans la peau de leur encore trop rares camarades handicapés avec une légèreté qui frôle l’offense. Quelle place donne-t-on à ces enfants handicapés dans ces mises en scène ? Quelqu’un s’est posé la question ?
Des initiatives comme celles-ci ne font que perpétuer une vision dans laquelle le handicap est perçu comme difficulté en soi, où la citoyenneté est entendue comme l’aide que la société des valides veut bien apporter à la personne handicapée, naturellement subalterne. Les témoignages d’élèves ci-dessous, tirés d’un document en ligne publié par l’Académie de Caen à la suite d’une journée de mise en situation ne disent pas autre chose :
On lutte contre l’homophobie (on ne sensibilise pas à l’homosexualité), on lutte contre le racisme (on ne sensibilise pas à la race)… Il serait temps d’aborder la question du handicap en prenant le bon angle d’approche : celui qui pointe la discrimination subie par les personnes en raison de leur handicap dont le nom est validisme. Et le validisme est pour nous, personnes handicapées, un vécu d’oppression qui ne peut être ressenti, appréhendé ni compris en se bandant les yeux ni en se bouchant les oreilles un quart d’heure pour rigoler mais plutôt en écoutant ce que nous avons à en dire.
Emmanuel Macron © Hahn Lionel/ABACA