par Elisa ROJAS, membre du CLHEE
Qu’y a t-il de commun entre l’histoire de Heidi (la célèbre orpheline des montagnes), le film « Intouchables » (que l’on ne présente plus et dont la simple évocation me donne de l’urticaire) et la bluette américaine qui va bientôt sortir en salle, dénommé « Avant toi » (en VO « Me Before You ») ?
Il n’y en a pas, me direz-vous. Ah, si, l’un des deux personnages principaux est handicapé physique et en fauteuil roulant, d’accord. Mais franchement au delà de ça, entre le classique de la littérature pour enfants suisse de 1880 ultra adapté et réadapté qu’est Heidi, l’un plus des plus grands succès du cinéma français que représente « Intouchables » et la comédie romantique à l’eau de rose « Avant toi »… il n’y pas d’autres similitudes.
Eh bien, détrompez-vous ! Ces trois récits sont, à quelques détails près, identiques et je m’en vais vous le démontrer.
Dans chacune de ces histoires, le personnage handicapé (homme ou femme) est riche, pas trop mal fait de sa personne, mais malheureux.
Clara est la petite fille chérie d’un papa riche et trop gentil.
Philippe est un riche aristocrate.
Will est un ancien banquier carrément plein aux as.
Bien sûr nous ne saurons jamais vraiment d’où vient l’argent. Mais qu’importe, ce n’est pas la question. Et puis, tout le monde sait que les riches sont riches parce que c’est comme çaaaaa ! Ils le méritent, ils sont riches. Un point c’est tout.
Je m’égare, reprenons.
Clara, Philippe et Will sont blindés, plutôt agréables physiquement [1] disais-je (pour ne pas en rajouter, déjà qu’ils sont handicapés), mais tristes. Si tristes.
Oui, au départ, ils vont mal et c’est un euphémisme. Ils en ont gros sur la patate, le moral dans les chaussettes. Ils sont seuls (aucun véritable ami à l’horizon, juste un entourage étouffant). Ils s’ennuient. Ils sont persuadés que la vie est moche.
Mais voilà que soudain déboule dans leur existence, le second personnage du film (et en réalité le seul qui compte, le héro ou l’héroïne) qui va TOUT changer et les convaincre qu’il ne faut pas se morfondre dans leur coin car même handicapé et en fauteuil, on peut s’éclater et avoir une existence plein de joie, voyez-vous.
De même, dans chacune de ces trois histoires, le personnage « valide » est pauvre, un peu à l’ouest, mais joyeux. Tellement joyeux.
Il est recruté au début du récit pour s’occuper du personnage handicapé.
Heidi est amenée à Francfort – de force – (n’oubliez pas que l’on est au 19ème siècle, c’est une gosse orpheline et elle n’a pas un rond) pour devenir la demoiselle de compagnie de Clara, une petite fille un peu plus âgée qu’elle et qui est paralysée.
Driss, le jeune banlieusard en galère est, presque malgré lui, engagé pour devenir l’auxiliaire de vie de Philippe qui est… paralysé.
Lou est engagée pour être l’auxiliaire de vie (et de mort) de Will qui est… tous en cœur : PA-RA-LY-SE !
Le job apparaît à première vue peu folichon (s’occuper d’ « un handicapé », purée la tuile !), mais très vite grâce à la joie et l’optimisme forcené de Heidi, Driss et Lou, tous les protagonistes vont s’apercevoir que malgré ce qui les sépare du personnage handicapé : la classe sociale et le handicap, ils ont plein de points communs.
Il va donc se nouer entre eux une relation amicale, voir amoureuse pour le film « Avant moi », tellement belle et tellement forte que… j’en ai les larmes aux yeux et vous aussi (pas la peine de mentir, je vous vois !).
Et alors ? Où est le problème ?
Le problème est le suivant : vous pensez peut être que ces trois récits sont tout simplement de belles histoires d’amitié, ou d’amour, dans lesquels le handicap est certes présent mais presque accessoire.
Qu’il s’agit au fond de célébrer la vie, les relations humaines, voir de prôner l’ouverture d’esprit et même au passage d’abattre quelques préjugés relatifs au handicap (un objectif sérieusement revendiqué par les réalisateurs « d’Intouchables ». Excusez moi, il faut que j’aille rire un grand coup, je reviens).
Mais la réalité est tout autre.
Le vrai message, le message subliminal qui gangrène ces trois récits est le suivant : mieux vaut être pauvre et « valide » que handicapé et riche, parce que être handicapé c’est vraiment – vraiment – la looose.
Offrons tout de même la Palme d’Or [2] de l’ignominie au film « Avant toi » qui va un poil plus loin et suggère carrément qu’il vaut mieux être mort qu’handicapé [3] (vous m’avez bien entendue).
Merci Hollywood, c’est vrai qu’on avait urgemment besoin d’un navet supplémentaire sur ce thème là [4].
Pour mieux comprendre comment ce message est habilement diffusé, posons nous quelques questions.
A votre avis :
1) Pourquoi le personnage handicapé est riche ?
C’est pour souligner que le handicap est son principal problème. Puisqu’il est riche et qu’il a largement de quoi subvenir à ses besoins essentiels (et même plus), sa tristesse, sa mélancolie, ne peuvent être liées qu’au handicap.
2) Pourquoi le personnage handicapé va mal ?
Vous posez vraiment des questions stupides. Hein, quoi ? C’est moi qui pose la question ?
Ah, oui, j’oubliais. Je disais donc cette question est brillante et la réponse est la suivante : le personnage handicapé va mal parce qu’il est HANDICAPE, voyons ! Evident.
Son mal être est intrinsèquement lié au handicap. Toutes les personnes handicapées sont mal dans leur peau, c’est un fait scientifiquement prouvé.
D’ailleurs, bien souvent le personnage handicapé est anciennement « valide ». Il est devenu handicapé à la suite d’un accident. Ceci pour que l’identification du spectateur valide (à qui le film est adressé) soit plus simple et pour que l’on comprenne bien d’où vient son malheur : de la comparaison entre sa vie d’avant le handicap et celle d’après.
A aucun moment, il ne sera suggéré dans aucun de ces trois récits que le personnage handicapé et peut être, disons… gravement dépressif. Son état d’esprit négatif, cafardeux, parfois cynique, sera dès le départ considéré comme logique et normal eu égard à son état et à ce qui lui est arrivé.
De la même façon, il ne sera jamais (oh grand jamais) évoqué que cet état dépressif pourrait être lié au contexte social dans lequel il évolue. Un contexte dans lequel le handicap est facteur de rejet et de discriminations. Non, il ne sera jamais question d’une société qui l’abreuve de représentations dénigrantes de lui même comme dans cette histoire dans laquelle il prend corps (Cette mise en abîme vous donne mal à la tête ? Moi aussi).
3) Pourquoi le personnage « valide » est pauvre ?
Pour souligner le fait que la pauvreté est son problème principal mais que, malgré sa situation financière critique, il possède une richesse bien plus importante que tous les biens matériels au monde : la santé ! L’absence de handicap ! Qui sont la condition du bien être et du bonheur, tout le monde le sait.
Cette richesse, cette incroyable chance qu’ils ont d’être « valides », Heidi, Driss et Lou n’en prenaient pas toute la mesure avant d’être confrontés à la pire des limites qui soit sur cette terre : le handicap.
Rassurez-vous pour les finances de nos trois personnages « valides », Heidi, Driss et Will. Tout s’arrangera à la fin sur ce plan et ils bénéficieront chacun des grandes largesses de nos trois amis qui tout handicapés qu’ils soient ne sont pas rats.
4) Pourquoi le personnage « valide » est joie ?
Mais parce qu’il est « valide », bien sûr ! Et aussi parce que c’est un être simple, puisque pauvre, généreux, plein de bon sens et capable de voir l’essentiel avec le cœur.
Il est donc l’incarnation de la joie de vivre, il détient la clef du bonheur et il va redonner au personnage handicapé, qui incarne pour sa part la souffrance dans toute sa splendeur, le goût de la vie que son handicap lui a fait perdre.
D’ailleurs, il est bien connu et totalement vérifiable dans la « vraie vie » que ce sont souvent les « valides » qui apprennent la vie aux personnes handicapées qui ont le seum.
Les « valides » sont en tout état de cause les mieux placés pour nous expliquer comment il faut prendre les choses et voir le verre à moitié plein.
En effet, sans élément extérieur, la personne handicapée ne peut trouver elle-même dans ses propres ressources le bonheur. Elle a besoin que le « valide » lui montre le chemin car le « valide » sait ce qu’être heureux veut dire.
4) Pourquoi pensez-vous que j’exagère ?
Vous allez me dire que j’abuse. Que je suis de mauvaise foi (moi, de mauvaise foi ?! Je rêve ! Impossible, rappelez vous que je suis avocate).
Ces histoires ne sont pas aussi caricaturales que ça, il y a des nuances, par exemple…
Exemple 1 : Certains personnages handicapés ont d’autres problèmes que le handicap.
Clara a perdu sa mère et Philippe a perdu sa femme. D’accord. Mais quelle place accorde t-on à cet aspect dans le récit ? Quasiment aucune. Le sujet du deuil est juste effleuré et précisément pour sous entendre que le handicap est venu en rajouter une couche déterminante. Clara et Philippe auraient pu se remettre d’un deuil, bien que ce ne soit jamais facile, mais pas avec un handicap en prime. ça non.
Exemple 2 : Heidi, Driss, et Lou sont gais mais ont aussi leur part de soucis.
Certes, le personnage « valide » est également un peu « marginal » à sa façon. Un peu cabossé par la vie sur le plan familial et personnel notamment.
Le problème d’Heidi c’est qu’elle est orpheline et vient du fin fond de la campagne.
Driss lui est au chômage, il est noir, vient de banlieue et sort de prison. Est-il besoin d’en dire plus ?
Petite parenthèse quand même s’agissant d’« Intouchables » qui nous a offert un combo gagnant puisqu’il a réussi à stigmatiser les personnes handicapées ET les jeunes racisés des quartiers populaires en un seul et même film [5]. Du grand art, ça valait bien un César !
Lou est au chômage itou (le chômage est un fléau), elle est le soutien financier de sa famille et a également un passé traumatique [6].
Vous imaginez que ces détails ne sont que fioritures, pas du tout. Ces éléments sont importants. Ils viennent expliquer leur personnalité détonante, plus enjouée (ils en ont vu d’autres) et déphasée que la moyenne.
Le parcours personnel chaotique du personnage « valide » associé à ses origines modestes fait qu’il est souvent à côté de la plaque. Il ne connaît pas les codes de la bonne société ou de la société tout court.
Du coup, il fait des gaffes et c’est justement ce comportement inadapté qui va tout bouleverser et lui permettre de nouer une relation unique avec le personnage handicapé qu’aucun de ses proches n’a réussi à créer avec lui.
De plus, soulignons que c’est justement cette « marginalité » propre au personnage « valide » qui va permettre la rencontre du siècle avec le personnage handicapé.
Si Heidi avait eu de l’oseille, une famille et si Driss et Lou n’avaient pas été au chômage, ils n’auraient jamais rencontré Clara, Philippe et Will qui, rappelons le, ne sortent pratiquement pas de chez eux et sentent la naphtaline.
Les gens « normaux » ne rencontrent pas de personnes handicapées dans la vie de tous les jours, ne faites pas semblant de l’ignorer. Preuve en est que même Heidi, Driss et Lou sont abasourdis par leur première rencontre avec leurs « handicapés » respectifs. Ils n’avaient jamais connu une personne handicapée avant d’être embauchés.
Exemple 3 : Heidi, Driss, et Lou apprennent aussi des choses au contact de leurs amis handicapés. Eux aussi ils prennent une belle « leçon de vie ».
Euh… c’est vrai. Ils apprennent que vivre dans le luxe c’est plus sympa, mais pas que.
Heidi apprend à lire et à écrire, grâce au précepteur de Clara, et plus généralement l’importance d’avoir une bonne éducation.
Driss apprend l’existence de Vivaldi et trouve un travail dans lequel il donne entière satisfaction et qui finalement le valorise professionnellement, pour ensuite lancer sa boîte avec succès.
Quant à Lou, elle apprend à ne pas renoncer à ses rêves. Will lui explique qu’en tant que « valide » elle ne peut se contenter de vivre à moitié car son potentiel est illimité (contrairement au sien CQFD).
Pour finir, je remarque forcément quelques variantes dans les épilogues respectifs de chacune de ces histoires.
Elles ne peuvent pas se terminer toutes de la même façon sinon ce serait assez vite « grillé », qu’il s’agit de la même soupe que l’on nous vend depuis des lustres.
C’est la raison pour laquelle :
A la fin de Heidi, Clara retrouve définitivement la frite car (accrochez-vous) un beau jour, elle se lève et re-marche. Comme dans la Bible, voilà. En fait, ce que l’on ne savait pas, c’est qu’elle somatisait total. Le problème était dans sa tête et il suffisait de l’emmener s’aérer une aprèm’ à la campagne pour que tout rentre dans l’ordre.
A la fin « d’Intouchables », Philippe reste en fauteuil mais il reprend confiance en lui, notamment dans le domaine sentimental.
Quant à Will, dans « Avant toi »… là, c’est moins drôle. Il préfère quand même mourir, se suicider [7], et léguer un petit pactole à Lou. Pourquoi, comment ? Allez voir le film ou pas. Ce qui est certain c’est qu’avant de mourir, il a connu le frisson de l’amour (ce qui n’est déjà pas si mal honnêtement. Faut pas trop en demander non plus) mais sans sexe. Attention !
Il n’était pas question de laisser penser qu’une histoire d’amour AVEC relations seXXXuelles, et sans drame, est possible entre une personne « valide » et une personne handicapée. Vous savez bien que ça n’existe pas. Soyons sérieux 5 minutes.
5) Et si on creusait encore un peu ?
Avant de vous quitter pour allez boire ma Margarita du vendredi soir, j’allais presque oublier de vous dire… le personnage « valide » est heureux pour une autre raison assez évidente et essentielle : pour vous convaincre vous, les « valides pauvres » (qui êtes quand même assez nombreux) qu’il y a quand même une justice en ce monde.
Les riches souffrent et pleurent aussi parfois. Ils peuvent êtres malades et/ou handicapés et donc ne pas pouvoir jouir pleinement de leur argent et de leur position sociale dominante. Du coup ne vous plaignez pas trop de vos tracas quotidiens et vos problèmes de fric. Un peu de respect. Pensez aux riches qui sont handicapés, eux ils souffrent vraiment.
Et voilà comment la littérature et le cinéma ressassent inlassablement les mêmes histoires galvaudés sur le handicap pour nous détourner tous de l’essentiel : le combat pour changer profondément cette société et faire en sorte que les personnes handicapées soient respectées, n’aient plus à supporter ce type de représentations dénigrantes et puissent vivre dans des condition dignes [8].
Sur ce dernier aspect, j’ajouterai qu’il y a un dernier élément de taille que ces récits passent sous silence : Clara, Philippe et Will sont de très exceptionnelles exceptions. La majorité des personnes handicapées en France comme ailleurs ne sont pas riches. Elles sont pauvres, comme la majorité de personnes « valides », voire même plus pauvres que ces dernières [9].
Par conséquent, ces personnages handicapés ne sont pas seulement horriblement caricaturaux, ils ne représentent au fond quasiment personne.
Pourtant, leurs histoires plus ou moins fictives seront considérées comme particulièrement exemplaires et poignantes au détriment de la plupart des personnes handicapées réelles et existantes qui continuent à se débattrent dans un quotidien fait de mépris et d’injustice sociale.
[1] Au regard des critères de beauté dominants.
[2] Ex-aequo avec les campagnes de la sécurité routière qui tiennent exactement le même discours.
[3] Ici quelques liens sur les vives critiques exprimées outre-manche sur le film :
[4] Précisons que le film est tiré d’un livre best seller du même nom qui a été vendu à 6 millions d’exemplaire (sic). C’est vous dire l’étendue du désastre…
[5] Ici quelques liens sur le racisme dans « Intouchables » qui a sauté aux yeux des américains, mais un peu moins des français, étrangement…
http://variety.com/2011/film/reviews/untouchable-1117946269/
http://next.liberation.fr/cinema/2011/11/14/intouchables-ben-si_774456
[6] J’ai bien envie de vous spoiler mais je ne ferais pas.
[7] Un suicide « héroïque » qui va rendre service à tout le monde.
[8] Oui, je sais, je l’ai écrit mille fois cette phrase là (et d’autres) mais que voulez-vous ? On n’avance pas.
[9] Quelques liens sur le thème « handicap et pauvreté » :