The fight

par Elena Chamorro, membre du CLHEE

Les représentations culturelles dominantes, lorsqu’elles n’enferment pas les personnes handicapées dans des récits de tragédie, les cantonnent à des rôles dans lesquels elles deviennent inspirantes par leur capacité à performer la validité.

L’année dernière la plateforme Netflix a ajouté à son catalogue français le documentaire Crip camp, la révolution des éclopés, un film qui échappe à cette vision binaire, réductrice et stéréotypée. Co-produit par le couple Obama et les réalisateurs Nicole Newnham et Jim Le Brecht, ce film nominé aux Oscars qui retrace l’histoire des luttes des personnes handicapées pour leurs droits aux États-Unis, les représente en tant qu’actrices de transformations sociales et politiques. Comme le déclarait Cécile Morin dans un entretien pour la revue Beaview : «ce film est une ressource pour l’émancipation. On voit des personnes handicapées en train de changer le cours de l’histoire ». On voit, en somme, des représentations conformes à la réalité.

Dans le sillage de ce récit d’émancipation, nous trouvons également The Fight, un court-métrage bolivien réalisé en 2017 et accessible en ligne.

Les réalisateurs de The Fight, Violeta Ayala et Daniel Fallshaw, ont suivi en 2016 une caravane d’activistes handicapés boliviens qui, après 60 jours de mobilisation à Cochabamba, a entrepris une marche de 390 kilomètres à travers les Andes dans le but d’arriver à La Paz et de demander à Evo Morales, alors Président de la Bolivie, une allocation de 500 bolivianos mensuels, à peine l’équivalent de 60 euros.

Arrivés à la capitale du pays, les activistes tentent d’atteindre la Plaza Murillo, où se trouve le palais présidentiel, mais des grillages sont levés pour les en empêcher. À leurs tentatives répétées de pénétrer cet espace de pouvoir, la police répond par des gaz lacrymogènes, des canons à eau, des violences de toute sorte. Avec le jusqu’au-boutisme que donne le désespoir, les activistes n’hésitent pas à tenter diverses actions, même au risque de leurs vies.

Miguel Mamani, l’un d’eux, que la caméra d’Ayala et Fallshow a suivi dans ce combat, fait face à un policier qui tente de le dissuader de se suspendre d’un pont. Miguel, à la famille duquel un ami médecin avait proposé de lui faire une injection « afin qu’il trouve le repos», décide de comment et de pourquoi il veut mourir.

Si Miguel et les autres activistes boliviens sont prêts à risquer leur vie, ce n’est pas parce que leur condition de handicapé.e.s rend leur vie indigne d’être vécue, comme le veut une perception validiste de la dignité. Les vies, handicapées ou pas, sont indignes d’être vécues quand, privées des droits les plus élémentaires, elles deviennent survie et mort à petit feu.

Si les personnes handicapées, en Bolivie et ailleurs ont des vies indignes, c’est bien parce que la société est plus prête à les aider à mourir qu’à leur donner les conditions d’une vie digne.

L’activiste états-unien Corbett O’Toole faisait aussi ce constat dans Crip Camp:

“The world doesn’t want us around and wants us dead. We live with that reality, so there’s always gonna be, uh, ‘Am I gonna survive? Am I gonna push back? Am I gonna fight to be here? That’s always true”. (« Le monde ne veut pas de nous et veut notre mort. Nous vivons avec cette réalité, donc il y aura toujours des : « euh, ‘Vais-je survivre ? Est-ce que je vais pousser les limites? Est-ce que je vais me battre pour être là ? Cela est toujours vrai » ).

Les activistes boliviens finissent par obtenir un rendez-vous avec des représentants du gouvernement. À l’issue de cet entretien stérile, Feliza, une autre activiste suivie par la caméra d’Ayala et Fallshaw, crie en pleurs : « nous sommes face à un monstre qui a tout : il a le pouvoir, il a l’argent, il a les médias, il a la police, tout ». Et cela aussi est toujours vrai, partout. Les personnes handicapées, partout dans le monde, ont été dépossédées de toute possibilité d’accès à l’empouvoirement : partout leur accès à l’instruction est entravée, partout elles font partie des populations les plus pauvres, les plus exclues, les plus discriminées. La culture validiste est universelle.

La lutte contre la domination validiste en est, en revanche, à des stades différents selon les pays, selon les cultures.  Toutefois, à ceux qui pourraient croire que la France est « inclusive » et que la réalité vécue par les personnes handicapées en France est très différente de celle des Boliviennes, je conseille de suivre sur les réseaux sociaux les activistes handicapé.e.s qui, en 2015 se sont battu.e.s contre le report du volet accessibilité de la loi de 2005, en 2018 contre la loi ELAN ( qui a contribué à asseoir leur exclusion du logement ordinaire) et ceux qui ont dénoncé les refus d’accès à l’hôpital en raison du handicap ainsi que les critères validistes d’accès aux soins de réanimation lors des périodes d’engorgement des hôpitaux  durant la pandémie. Suivez aussi ceux qui actuellement se battent pour la déconjugalisation de l’AAH, autrement dit, pour avoir le droit de garder un revenu de 903,60 euros qui leur est retiré dès lors qu’ils sont en couple. Je conseille enfin de suivre les militants pour l’accessibilité, victimes d’un procès scandaleux et lourdement condamné.e.s dans le but de les dissuader de poursuivre leur combat.

Partout se déroulent des luttes de David contre Goliath, invisibilisées par les médias mainstream. Des médias toujours prêts à relayer de gentils défis de sportifs handicapé.e.s pour « changer le regard sur le handicap » ou des défis pour des gentilles oeuvres de bienfaisance à l’initiative de valides mais beaucoup moins prêts à visibiliser les luttes des concerné.e.s pour changer leurs destins.