Des employeurs charitables. Chronique du validisme ordinaire

par Cécile Morin

Un soir lors d’un concert, un jeune homme m’avait interpellée pour me raconter qu’il était élève dans l’établissement où j’avais débuté ma carrière de prof et, « même si je ne vous avais pas eue en cours, m’avait-il dit, je m’étais senti fier que le lycée X accueille des gens comme vous ». Je lui expliquai alors qu’ayant été reçue aux concours du professorat à l’instar de n’importe quel autre de ses enseignants, j’avais été nommée dans cet établissement qui ne m’avait donc pas accueillie par philanthropie ou par charité chrétienne.

Cette anecdote me semble révéler la vigueur du modèle charitable du handicap qui se manifeste notamment lorsqu’on envisage les personnes handicapées au travail. Il repose sur l’idée selon laquelle le handicap est un drame individuel, une déficience qui infériorise et disqualifie l’individu comme si elle l’absorbait tout entier, si bien que celui-ci est défini avant tout par cette incomplétude. Dès lors, embaucher une personne handicapée relève de la bonne action ou de la mesure sociale. Ainsi a-t-on pu lire ou entendre ces jours derniers des reportages diffusés à l’occasion de la Semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées dans lesquels des patrons ou des entreprises étaient érigés en exemples, comme si compter des employés handicapés au sein du personnel était une faveur justifiant qu’on les félicite.

La prégnance du modèle charitable du handicap dans les représentations a des effets bien réels dans le monde social, dans le monde du travail en l’occurrence. Il met constamment les travailleurs handicapés en position d’avoir à justifier leur légitimité, même s’ils ont les diplômes et les compétences professionnelles requises pour occuper leur poste, comme s’il fallait qu’ils déploient des processus de compensation – de quoi, on se le demande bien tant l’expression « compenser son handicap » est aussi dépourvue de sens que « compenser son pied gauche  ou son auriculaire droit » – en faisant preuve de qualités exceptionnelles. C’est ce que montre par exemple un article paru dans l’Est Républicain lundi dernier et intitulé : « Camille, un handicap et une belle leçon de vie »1. Il relate l’histoire d’une jeune femme qui s’est vu refuser l’accès au concours d’entrée à l’école d’infirmière du fait de son handicap, et qui, après avoir suivi une formation dans un institut réservé aux travailleurs handicapés, a finalement pu le présenter. Devenue infirmière stagiaire au CHRU de Nancy, Camille est ainsi décrite par sa tutrice : « une leçon de vie et une expérience riche humainement et professionnellement au sein du service ».

Si en plus des obstacles de toutes sortes et de l’arbitraire des normes qui les excluent de l’accès à l’emploi ou les assignent à des filières de relégation, les personnes handicapées doivent, une fois qu’elles ont décroché un travail, devenir une « leçon de vie » pour leurs collègues, je crains que la charge mentale ne soit un peu lourde. Et si le parcours de Camille tel qu’il est décrit dans cet article est porteur d’une quelconque leçon, celle-ci est d’évidence de nature politique : elle renforce la conviction qu’il faut faire appliquer les lois interdisant la discrimination à la formation en raison du handicap.

En ce qui me concerne, j’ai bien peur d’être une employée assez peu inspirante quand j’arrive au travail le matin, râlant contre le photocopieur déjà en panne ou la machine à café qui ne rend plus la monnaie, et je doute fort que mes collègues puissent en tirer quelque leçon que ce soit, une « leçon de vie » qui plus est !

Pas plus que le handicap ne nous définit de manière négative, nous rendant inaptes par nature à l’exercice d’un emploi, il ne détermine aucun avantage comparatif dans l’ordre des vertus : nous n’apportons pas la moindre once de plus-value morale, de supplément d’âme à l’entreprise, si tant est que cette expression ne relève pas de l’oxymore. Et c’est au prix du renoncement à ces deux préjugés validistes que nous pourrons espérer être considérés non plus comme des objets de commisération, d’assistance ou d’inspiration, mais comme des sujets de droit.

Cette chronique radiophonique a été diffusée dans l’émission La Campusienne sur Radio Campus Clermont

http://www.campus-clermont.net/onair/podcast/player/?date=2018-11-26&time=20&fbclid=IwAR1o0X8YJWRgIj94aqASkG66_Oi-DrLRSUFLijYK5J-CBUlNDCN4wSQIfhQ#campus_player

1 Marie-Hélène VERNIER, « Camille, un handicap et une belle leçon de vie », L’Est Républicain, 19 novembre 2018.