Bastamag – 13 novembre 2018

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« Exclure les personnes handicapées, c’est construire une société de privilèges et d’inégalités »

L’accessibilité des logements, à l’école, dans les transports, dans la rue, au travail, ne concerne pas uniquement les personnes handicapées, contrairement à ce que certains discours politiques tentent de faire croire, mais la société dans son ensemble. « L’accessibilité universelle signifie l’accès de tous à tout », défend Elena Chamorro, enseignante à l’université d’Aix-Marseille et membre du Collectif lutte et handicap pour l’égalité et l’émancipation (Clhee). Qu’est-ce que le « validisme » et en quoi est-il un frein à l’égalité des droits ? Pourquoi la prise en charge institutionnelle des personnes handicapées induit-elle une forme de ségrégation ? Comment penser le rapport à l’emploi ? Entretien.

Basta ! : L’article 18 de la loi Elan, définitivement adoptée au mois d’octobre, va réduire à 20% la part de logements neufs accessibles aux personnes handicapées. Mais ne s’agit-il pas de « la partie émergée de l’iceberg », dans le cadre d’un recul plus général de l’accessibilité, au niveau du logement, mais aussi des espaces publics et des transports ?


Elena Chamorro [1] : Je dirais plutôt que cette réforme s’inscrit dans la continuité d’un processus déjà initié par le gouvernement Hollande. En 2015, celui-ci avait commencé le détricotage de la loi pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » de 2005, avec le report de l’obligation de mise en accessibilité des établissements recevant du public, et les dérogations qui l’ont accompagné. Voyant que les délais ne seraient pas respectés pour rendre le pays accessible, le gouvernement d’alors avait pris cette décision.

Un collectif « Non au report » s’est constitué à ce moment-là. Ce sont les membres de ce collectif qui on décidé ensuite de créer le « Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation ». Certains architectes argumentent, aux côtés des promoteurs, que construire accessible a un coût plus important, que l’intérêt commun est de lutter contre le manque de logement, même si ces logements nous excluent. Ils ne se posent pas toujours la question du fait qu’ils construisent quelque chose qui, en fait, génère le handicap.


Pourquoi est-il essentiel d’avoir des espaces publics et des logements
 accessibles ? Qu’est ce que cela signifie concrètement pour les personnes concernées ?

Les gens ont tendance à penser que construire pour une majorité, en excluant les personnes handicapées, est juste et légitime. Ils retiennent le terme « majorité », qui fait écho au principe de la règle majoritaire, de la décision de la majorité en démocratie. Le problème est que construire pour une majorité valide, sans tenir compte de la diversité des individus, de leurs diversités fonctionnelles, n’a rien de juste ni de légitime. C’est un choix qui exclut les individus qui ne correspondent pas à la norme, norme qui est, rappelons-le, arbitraire. C’est aussi un choix qui débouche sur la construction d’une société de privilèges et d’inégalités.

Restreindre la part des logements, lieux ou transports accessibles à un petit pourcentage revient tout simplement à nier une partie de nos droits, à restreindre aussi notre liberté, nos choix et nos possibles. C’est de la discrimination. Il est vrai que le respect des droits a un coût, mais cela est valable pour nos droits à tous, valides ou handicapés. Et je ne vois pas au nom de quoi on ferait une différence sur la question du handicap. C’est le prix du respect des valeurs qui fondent notre société. L’accessibilité universelle signifie l’accès de tous à tout. Comment justifier que l’on s’obstine encore à bâtir une société ou seuls certains individus ont droit de cité ?

Elena Chamorro et Lény Marques au Congrès sur la vie autonome (DR).


Il y a en France 500 000 personnes en situation de handicap qui sont au chômage. N’y a-t-il pas aussi un gros problème en ce qui concerne l’accès au travail ?

Les problèmes d’accessibilité, de déplacement, l’insuffisance de moyens en matière d’aide humaine également, n’aident pas les personnes handicapées à pouvoir assumer un emploi. Même lorsqu’on a un emploi, on subit une charge mentale que nos collègues valides n’ont pas à assumer. Moi, par exemple, je travaille. Bien que je fréquente le même lieu depuis des années, je suis constamment confrontée à des problèmes d’accessibilité. La diversité fonctionnelle du personnel n’est jamais pensée en amont, et c’est à nous que revient souvent la tâche d’anticiper notre inclusion dans toute disposition mise en place. Obtenir les aménagements auxquels nous avons droit est très laborieux. Nous sommes souvent contraints d’élaborer de pénibles dossiers, d’attendre longtemps pour obtenir des réponses. Nous devons faire face à de multiples résistances, à des experts qui savent mieux que nous ce qu’il nous faut.

Enfin, concernant l’embauche, il y a le problème des discriminations et des représentations vis-à-vis des personnes handicapées qui entrent en jeu. Dans les discours, y compris politiques, nous sommes souvent représentés comme vulnérables, ou alors comme des superhéros. Le discours actuel de Sophie Cluzel, secrétaire d’État chargée des personnes handicapées, qui a l’air de vouloir mettre tout le monde au travail, va dans ce sens. Dans ses propos, le « dépassement de soi » et, ce qui est pire, le « dépassement du handicap », sont constamment mis en avant. Elle nous vend aussi comme un atout pour l’entreprise : nous serions capables d’apporter une bonne ambiance, de permettre aux salariés valides de « grandir ». Elle vend une sorte d’essentialisme de la personne handicapée, ce qui est tout à fait ridicule et hors de propos. Nous devons être jugés individuellement, par nos compétences, pour réaliser l’emploi auquel nous postulons, rien de plus. Par ailleurs, l’emploi ne doit pas devenir une injonction ou un outil de hiérarchisation, car il y a des gens qui ne peuvent, de fait, pas travailler. Même quand on n’est pas productif, au sens où l’entend l’économie, on a de la valeur !

Trouvez-vous que le pouvoir contribue à maintenir les personnes handicapées dans une situation de dépendance aux minimas sociaux et de pauvreté, plutôt que d’œuvrer à l’accès au travail ?

Tous les problèmes d’accès à l’emploi maintiennent les personnes de fait dans une situation de dépendance aux minimas sociaux. Et de pauvreté, oui, on peut le dire. Il faut rappeler que l’allocation adultes handicapés (AAH) est en dessous du seuil de pauvreté [2]. Quand on travaille, de même que quand on ne peut pas travailler, on doit pouvoir vivre correctement, sans être pauvre. Il faut combattre les discriminations dans l’accès à l’emploi, le déroulement de carrière, les conditions de travail… Combattre aussi les problèmes d’accès à l’éducation et les problèmes d’accessibilité qui contraignent souvent au travail en Esat (Établissements et services d’aide par le travail, ndlr), qui n’est pas considéré vraiment comme du travail.

En Esat, les travailleurs sont considérés comme des usagers d’une structure médico-sociale. Ils sont peu formés et ont des petits salaires. N’étant pas soumis au code du travail, ils n’ont pas le droit de grève ni le droit d’être syndiqués. Les entreprises peuvent, en revanche sous-traiter des services à des Esat pour satisfaire leur obligation d’emploi de travailleurs handicapés. C’est assez paradoxal… L’actuelle secrétaire d’État Sophie Cluzel a annoncé vouloir renforcer la filière d’apprentissage pour les personnes handicapées, qu’elle présente comme une voie d’excellence. Cette filière alimenterait à mon sens surtout les Esat. Or, les Esat maintiennent les personnes handicapées dans des formes d’emploi très précaires. En fait, sous-former les gens et les envoyer en Esat permet d’avoir une main d’œuvre peu chère, et avec peu moyens de se défendre.


Votre collectif porte justement la revendication d’une lutte pour la désinstitutionnalisation, c’est-à-dire pour que les personnes handicapées puissent vivre chez elles plutôt que dans des établissements spécialisés. Pourquoi est-ce important selon vous ?


Si l’on se demande pourquoi il est important de sortir les personnes handicapées des établissements c’est que, quelque part, on a naturalisé leur ségrégation. Cela n’a pourtant rien de naturel, ni de nécessaire. Comme nous le rappelons dans notre manifeste, l’institutionnalisation rend impossible, pour les personnes handicapées, l’exercice plein et entier de leurs droits. Elle porte atteinte à leur liberté, car leur vie quotidienne se trouve régie et contrôlée par des professionnels du secteur médico-social. De plus, par leur fonctionnement en vase clos et la faiblesse des contrôles extérieurs, les institutions favorisent également les situations d’abus, d’exploitation salariale, d’atteintes à la vie privée et de maltraitance.

On comprend aisément cela si l’on pense aux personnes valides qui vieillissent et qui veulent rester chez elles. Rien n’empêche une personne âgée de rester chez elle si les moyens en aide humaine et les services sont présents. Il en va de même pour les personnes handicapées. Tous les services proposés en établissement peuvent être externalisés, ce qui permet aux personnes de vivre chez elles. Pourtant, la France n’a pas fait ce choix et s’obstine, au mépris des recommandations internationales et de ses engagements internationaux, à persévérer dans la voie de l’institutionnalisation, directement ou indirectement.


Vous critiquez aussi le poids des associations institutionnelles, gestionnaires, dans la 
représentation des personnes handicapées. Pourquoi ?

Nous venons de parler des institutions pour personnes handicapées. Les associations dites « gestionnaires » sont en réalité gestionnaires d’institutions. Comment peuvent-elles alors défendre les droits des personnes handicapées, la vie en dehors des établissements ou la vie autonome ? Les associations gestionnaires sont, de plus, amplement subventionnées par l’État. Elles ne peuvent donc pas être un contre-pouvoir. Personnellement, je ne les vois que comme des sous-traitantes de l’État pour les questions relatives au handicap. Elles sont en partie responsables de notre exclusion sociale et spatiale.


Plus largement, existe-t-il une véritable représentation des personnes handicapées dans l’espace politique ?

Si je ne me trompe, il n’y a en France qu’un seul député handicapé. Nous sommes sous-représentés, en politique comme partout ailleurs. Je ne pense pas, par ailleurs, que beaucoup de partis politiques soient prêts à avoir des personnes handicapées dans des postes à responsabilité, comme c’est le cas en Espagne dans le parti Podemos, par exemple. Pablo Echenique, qui a une atrophie musculaire, est député européen et secrétaire général de Podemos. Et il n’est pas le handicapé de service de son parti. Il a, au contraire, un rôle de premier plan. Il était par ailleurs chercheur au CSIC, l’équivalent espagnol du CNRS (Centre national de la recherche scientifique, ndlr), avant de se consacrer à la politique. Évidemment, pour en arriver à un tel parcours, il n’a pas grandi en institution, ni été scolarisé en école spécialisée. Si cela avait été le cas, il serait probablement en train d’enfiler des perles dans un atelier de travail protégé. Podemos a également une sénatrice en fauteuil électrique.

Justement, sur l’école, début octobre, le groupe Les Républicains, soutenu par la gauche, a défendu à l’Assemblée nationale une proposition de loi contre la précarité des aidants de vie scolaire, qui accompagnent les élèves handicapés. La majorité, La république en marche, s’y est opposée…

La présence des aides de vie scolaire représente évidemment une condition d’accès à l’école. François Ruffin a soutenu cette proposition de loi sur le statut des aidants en milieu scolaire. Mais le même François Ruffin ne condamne pas le placement des enfants handicapés en institution [3]. Il y a un problème de positionnement politique de la gauche sur le handicap. Un problème de cohérence politique. La gauche ne s’est pas positionnée par rapport à cette question avec une véritable vision de gauche. Car l’institutionnalisation, c’est une forme d’oppression, c’est quelque chose qui va à l’encontre des politiques d’émancipation que devrait porter la gauche, par rapport aux droits humains, par rapport à la Convention internationale des droits des personnes handicapées. Cette dernière affirme que « l’autonomie de vie et l’inclusion dans la société supposent un cadre excluant toute forme d’institutionnalisation ».

Vous trouvez qu’il y a un manque de débat politique en France sur la question du handicap ?

Dès qu’on parle de handicap, on pense que c’est consensuel. Alors que ce n’est pas le cas. Au niveau de la prise de conscience des dimensions politiques des positions sur le handicap, on en est au niveau zéro. Pourtant, il y a bel et bien des positons politiques sur le handicap. Politiquement, il est très différent de défendre une politique néolibérale, où l’on veut absolument que les corps soient productifs, et de défendre une position de gauche. Dans les pays anglo-saxons, les « Disability studies » (études sur le handicap) existent comme champ disciplinaire d’étude et de recherche. Pas en France. Il y a quelques chercheurs qui travaillent ou ont travaillé sur le handicap, comme Pierre Dufour, mais pas de champs d’études spécifique [4]. Les Disability studies sont justement des recherches assez politisées. Il y a par exemple des recherches sur le handicap avec un prisme marxiste, qui rapprochent la création du handicap, la figure du handicapé, et la naissance du capitalisme, un moment où l’on commence à dire que les corps doivent tous être productifs. En Angleterre, un mouvement politique, « Disabled people against cuts », a été créé, composé de personnes handicapées organisées contre les coupes budgétaires dans les budgets sociaux, qui touchent de plein fouet les personnes handicapées, puisque ce sont des coupes qui visent celles et ceux qui sont vus comme les moins productifs.




Le logo du mouvement Disabled people against cuts, « Personnes handicapées contre les coupes budgétaires », actif en Grande Bretagne. En haut, une manifestation du mouvement en 2015 (CC Roger Blackwell via Flickr)

Existe-t-il un renouveau de l’activisme sur le handicap, plus offensif ?

Je pense que de plus en plus de personnes handicapées se rendent compte de l’inefficacité des associations gestionnaires, et de leur double discours. Entre en jeu peut-être aussi le fait que les générations les plus jeunes ont plus échappé à l’école spécialisée, sont mieux formées et plus à même d’analyser la réalité et les discours. De plus, les réseaux sociaux, qu’elles maîtrisent, permettent l’échange, l’organisation. Cela permet aussi une visibilité que les médias mainstream ne nous accordent que sous des formes extrêmement stéréotypées et contraintes.


Qu’est-ce que le « validisme », que vous dénoncez dans votre manifeste ? Quelles en sont les expressions ?

Le validisme est une idéologie qui fait de la personne valide et en bonne santé la norme universelle et l’idéal à atteindre. Le validisme se caractérise par la conviction, de la part des personnes valides, que leur absence de handicap ou leur bonne santé leur confère une position plus enviable et même supérieure à celle des personnes handicapées. Il associe automatiquement la bonne santé et l’absence de handicap à des valeurs positives et par opposition, il assimile systématiquement le handicap et la maladie à une triste et misérable condition, marquée entre autre par la limitation et la dépendance, la malchance, la souffrance physique et morale, la difformité et la laideur. Le validisme suppose que la plupart des personnes handicapées se consument dans la plainte, l’aigreur, la frustration ou le regret de ne pas être valides. La handiphobie est l’expression publique, ouverte et décomplexée, du rejet ou du dégoût qu’inspire le handicap à certaines personnes. Elle est à comprendre comme une expression ou une conséquence de la pensée validiste.

Que pensez-vous des politiques dites d’« inclusion » ?

Tout dépend de ce qu’on entend par inclusion. Il est vrai que le mot revient sans cesse dans la communication du gouvernement au sujet du handicap, mais à aucun moment il ne précise ce qu’il faut entendre par société inclusive. En revanche, dans les faits, force est de constater que tout va toujours dans le sens de la construction d’un monde ou les personnes handicapées ont une place qu’elles n’auront pas choisi elles-mêmes. Pour le gouvernement actuel, par exemple, on a l’impression que l’inclusion signifie une place pour tous, mais chacun à sa place. Le cadrage, la contrainte, la limitation du choix est programmée par les politiques du handicap. Pour comprendre, je reprendrai l’exemple de la loi Elan : si vous n’avez pas accès à un logement ordinaire, parce qu’on a décidé d’une politique de quotas alors que la pénurie existe déjà, vous serez contraint d’aller en institution ou en habitat partagé, qui n’en est qu’une variante.

Il existe aujourd’hui sur le handicap tout un discours sur le logement, l’école, qui révèle une résistance de certaines personnes qui ne disent pas clairement leur handiphobie, mais qui sont contre l’accessibilité. Pour moi, sur l’école par exemple, ce qui est essentiel, c’est la formation des enseignants. Un directeur d’école ne devrait pas pouvoir refuser l’accès à l’école à une enfant en situation de handicap, de la même manière qu’un maire n’a pas le droit de refuser de marier deux personnes de même sexe. Il y a une partie des élèves que certains considèrent comme non intégrable, qu’il faudrait continuer à institutionnaliser. Nous, nous sommes pour un modèle d’école vraiment accueillante, respectueuse des droits de chacun, qui n’est pas un moule dont, si on ne peut pas en prendre la forme, on est exclu.

Le refus de l’inclusion fait aujourd’hui clairement partie des positions d’une partie de l’extrême droite. C’est le cas du parti allemand AfD, qui a fait du rejet de l’inclusion scolaire un véritable cheval de bataille [5]

Je crois que lorsqu’on est raciste, on est sexiste, on est homophobe, et on est handiphobe. Cela va pour moi souvent ensemble. C’est un positionnement politique qui œuvre à une société de privilèges, donc majoritairement pour des blancs, hétéro, valides. Une position de gauche serait d’œuvrer à une société ouverte, pour toutes les minorités, contre toutes les oppressions. Mais sur le handicap, la ségrégation, l’exclusion, semblent à beaucoup tout à fait naturelle. Il est encore impossible, semble-t-il, pour certaines personnes, de sortir des cadres de pensée validistes, dans lesquels les personnes handicapées sont perçues soit comme des misérables, soit comme super-héros ou comme des « leçons de vie ». Nous restons soumis à cette pensée indigente et dépolitisée.

Propos recueillis par Rachel Knaebel

Photo de une : Manifestation pour un revenu d’existence décent, en 2008 (CC Philippe Leroyer via Flickr).

Notes

[1Elena Chamorro est enseignante à l’université d’Aix-Marseille et membre du Collectif Lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation.

[2L’allocation adulte handicapé est actuellement de 819 euros par mois. Voir ici.

[3Voir à ce sujet le billet du blog d’Elisa Rojas, avocate au barreau de Paris.

[4Lire cet entretien avec le sociologue Pierre Dufour sur Le Bondy blog.

[5Voir sur le site de l’AfD.